Nous avions déjà reçu Serge Joncour en 2010 pour son livre " L'homme qui ne savait pas dire non". Nous l'avons reçu ce 17 mai 2022 pour qu'il nous présente son livre "Nature humaine" éditée en 2020 et pour lequel il a reçu de nombreux prix :
- En 2020, le prix Femina
- En 2021, une mention spéciale du prix du roman d’écologie, un prix qui choisit un lauréat parmi six romans pour leurs qualités littéraires et leur engagement (vous aviez déjà eu le prix du roman d’écologie en 2019 pour « Chien-loup ».)
-
En 2021 le prix Sommer qui honore un roman qui explore les rapports de l’homme à la nature.
- En 2020 le prix Terre de France-Ouest et le prix Midi
En répondant aux questions posées par Littera05, Serge Joncour a montré combien le travail de la terre est dur et magnifique : dans ce village du Lot où vit la famille Fabrier, au hameau des Bertranges, les transformations du monde rural sont vécues par tous les membres de la famille :
Les parents qui, au cours de l'histoire, prendront leur retraite de fermiers, eux dont le conservatisme rassurant sera mis à mal par tous les changements qui voient le jour.
Le fils Alexandre, le fils "sacrificiel" qui prend la sucession et qui aime sa terre et ses bêtes et ne peut envisager de les quitter. Il se donne corps et âme à ce travail fait d'efforts, de présence continuelle et de vigilance face à tous les risques que le progrès peut amener: Il devait sans cesse se battre pour protéger son coin de paradis, il était en permanence réquisitionné par l’angoisse, comme s’il n’était pas seulement responsable de son bout de territoire mais de la Terre tout entière. Il acquiert petit à petit une force de caractère qui fait de lui un homme exigeant et déterminé même si ressurgissent parfois des doutes et des peurs. Il accepte que ses deux soeurs quittent la ferme mais regrettent qu'elles semblent s'en désintéresser.
Quant à Creyssac, le vieux chevrier rebelle, qui a combattu au Larzac, Serge Joncour le présente comme un avant-gardiste plutôt qu'un illuminé ou un oiseau de mauvais augure dont les prises de position refusent tout
progrès : « Le progrès, c’est comme une machine, ça nous broie »
Alex va croiser Constanze, « jeune et jolie Allemande de l’Est, proche de milieux activistes, et dont la vie est totalement opposée à la sienne ». Constanze, dont l'engagement humanitaire est dû à sa volonté d’aider les pays qui font les frais du libéralisme.
Serge Joncour est interviewwé par Claudine et Anne-Marie (Littera05)
Sont évoqués les grands bouleversements dus au progrès qui ont transformé notre monde dans les dernières années du XXe siècle : La construction d’autoroutes, des centrales nucléaires, le développement des supermarchés, la mondialisation des échanges, la facilité des voyages…Sont évoqués aussi la catastrophe de Tchernobyl, les attentats , la maladie de la vache folle ...une humanité en péril avec toutes ces catastrophes qui ont jalonné les années 80, depuis la grande sécheresse de 1976 jusqu'à la veille de l'an 2000, quand la France a été ravagée par deux terribles tempêtes, un choix qui n'est pas anodin.
Dans ce monde que raconte Serge Joncour, , la nature illumine son roman : Alex veut faire découvrir à Constanze et partager avec elle la beauté de ses terres.
"Constanze découvrit ce bruit de faux que font les vaches quand, d'un coup de langue, elle cisaille une herbe bien longue, fauchant les tiges juteuses, c'était puissant et fauve comme bruit" .
Le paysan aime la nature, il l’embellit, il la façonne, il aime ses bêtes. Et pourtant entre l’homme et la nature, les relations n’ont cessé de se tendre. L’homme a malmené la nature, elle s’est révoltée. C'est le sens du titre "Nature humaine" qui montre que l'homme n'a cessé de refaçonner la nature, de la réaménager et par là-même de la dénaturer. Mais il faudra bien que la nature reprenne certains de ses droits.
La rencontre a commencé par la lecture du premier chapitre :
Jeudi 23 décembre 1999
Pour la première fois il se retrouvait seul dans la ferme, sans le moindre bruit de bêtes ni de qui que ce soit, pas le moindre signe de vie. Pourtant, dans ces murs, la vie avait toujours dominé, les Fabrier y avaient vécu durant quatre générations, et c’est dans cette ferme que lui-même avait grandi avec ses trois sœurs, trois lumineuses flammèches dissemblables et franches qui égayaient tout. L’enfance était éteinte depuis longtemps, elle avait été faite de rires et de jeux, entre assemblées et grands rendez-vous de l’été pour les récoltes de tabac et de safran. Puis les sœurs étaient parties vers d’autres horizons, toutes en ville, il n’y avait rien de triste ni de maléfique là-dedans. Après leur départ, ils n’avaient plus été que quatre sur tout le coteau, Alexandre et sesparents, et l’autre vieux fou auprès de son bois, ce Crayssac qu’on tenait à distance. Mais aujourd’huiAlexandre était le seul à vivre au sommet des prairies,Crayssac était mort et les parents avaient quitté la ferme.
Ce soir-là, Alexandre traîna les sacs d’engrais de la vieille grange jusqu’au nouveau bâtiment de mise en quarantaine. Ensuite, suivant toujours les plans d’Anton, il révisa les mortiers, le fuel. À présent, tout était prêt. Avant de rentrer à la ferme, il alla jeter un œil dansla vallée, à l’affût du moindre signe, du moindre bruit. Le vent était fort, alors il s’avança plus encore. Avec ces rafales venues de l’ouest lui revenaient des éclats d’explosions et le fracas des foreuses, par moments ilcroyait même les entendre de nouveau, surgis de l’enfer, à près de cinq kilomètres de là. C’était atroce, ce bruit, à chaque fois qu’il reprenait ça faisait comme une immense perceuse vrillant depuis le fond de l’espace, un astéroïde assourdissant qui aurait fondu sur la Terre pour venir s’écraser là. En repartant vers la ferme, il se demanda si les gendarmes n’étaient pas en planque de l’autre côté du vallon, au-delà des pans de terre rasés. Peut-être que depuis hier ils l’observaient, en attendant d’intervenir. Il regarda bien, ne décela pas la moindre lueur, pas lemoindre mouvement, rien. Il était sûr, cependant, d’avoir été repéré hier soir, pas par la caméra en haut du poteau blanc, mais la petite au-dessus de la barrière du chantier, même s’il avait fait gaffe en prenant le détonateur, après avoir mis de la toile de jute sous ses semelles comme Xabi le lui avait dit. La centrale à béton était paumée en plein territoire calcaire, à des kilomètres de toute habitation, néanmoins il faudrai tqu’il y retourne, d’autant qu’à cause de ces vents forts, prévus pour durer selon Météo-France, le chantier serait fermé toute une semaine, ça lui laisserait largement le temps de retirer la bande de la caméra, ou d’en vérifier l’angle pour s’ôter toute angoisse, et de faire ça calmement. Alexandre s’assit à la grande table, posa ses coudes comme si on venait de lui servir un verre, sinon que devant lui il n’y avait rien d’autre que ce panier à fruits toujours désolant en hiver. Il prit deux noix, les cala l’une contre l’autre dans sa paume et n’eut même pas besoin de serrer fort pour qu’elles se disloquent dans un bruit retentissant. Chaque vie se tient à l’écart de ce qu’elle aurait pu être. À peu de chose près, tout aurait pu se jouer autrement. Alexandre repensait souvent à Constanze, à ce qu’aurait été sa vie s’ils ne s’étaient jamais rencontrés, ou s’il l’avait suivie dans sa manie de voyager, de courir le monde et de toujours bouger. À coup sûr il n’en aurait pas été là. Mais il ne regrettait rien. De toute façon il n’aimait pas les voyages.