Si nous avons pu recevoir Jean Hegland à Gap, c'est grâce à l'Agence régionale du Prix PACA. Son livre "Dans la forêt" a été sélectionné pour le Prix littéraire des lycéens et des apprentis 2018/2019, organisé par l'Agence régionale du prix PACA.
Merci à Elise Deblaise qui a accepté notre demande de recevoir Jean Hegland et a fait en sorte que les lecteurs de Gap intéressés puissent assister à cette rencontre.
JEAN HEGLAND est née en 1956 dans l’État de Washington. Après avoir accumulé les petits boulots, elle devient professeur en Caroline du Nord. À vingt-cinq ans, elle se plonge dans l’écriture, influencée par ses auteurs favoris, William Shakespeare, Alice Munro et Marilynne Robinson. Son premier roman Dans la forêt paraît en 1996 et rencontre un très grand succès. Il faudra attendre 2017 pour que les éditions Gallmeister décident de le traduire et de le publier et 2018 pour qu’il soit publié en poche.
Elle vit aujourd’hui au coeur des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture.
Dans la forêt - Gallmeister 2017 - Poche 2018 - Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josette Chicheportiche
C’est Noël, mais un noël bien particulier : pas de guirlandes, de sapin, de piles de cadeaux, de musique. Deux sœurs (17, 18 ans)vivent seules dans une petite maison au milieu d’une forêt. Elles sont venues là avec leurs parents, alors qu’une grave crise traverse la plamète . La crise a empiré jusqu’à provoquer un véritable chaos : plus d’essence, d’électricité, de téléphone, d’informatique mais aussi plus d’eau, plus de denrées alimentaires, la guerre ravage certains pays. Jean Hegland ne dit pas les raisons de ce chaos et ne s’attarde pas longtemps sur ces manques si ce n’est à travers la vie quotidienne des deux jeunes filles Nell et Eva.
Elles vont perdre leurs parents, la mère d’abord d’un cancer, et le père victime d’un accident alors qu’il coupait du bois dans la forêt. Elles vont apprendre à subvenir à leurs besoins, le sujet du livre étant : comment vont-elles faire pour survivre, ce qu’elles vont endurer. Manger, se chauffer, soigner une blessure, éloigner un danger, ces problèmes vont devenir leur lot quotidien.
La rencontre
Jean Hegland est interviewée par Simone et Anne-Marie de l'association Littera05.
Ci-dessous l'essentiel des sujets abordés
L’origine du roman :
Jean Hegland a mis cinq ans pour écrire ce roman, né une nuit d’insomnie, avec deux bébés à la maison. L’ébauche du roman était née et il lui a fallu après faire de nombreuses recherches pour donner vie aux personnages.
L’écriture lui a ainsi permis de poser des questions importantes et aussi de construire une histoire autour de deux sœurs, une situation nouvelle pour elle qui n’avait pas de sœur. De plus Jean et sa famille venait d’aménager dans une forêt, un écosystème nouveau pour elle qu’elle allait découvrir. Il n’était pas question de continuer à consommer les ressources de la planète d’une façon aussi irresponsable. Le mode de vie qu’elle connaissait jusque là était inapproprié et devait changer. Mais Jean ne voulait pas écrire un roman pour donner une recette. Il devait permettre d’explorer des voies alternatives et pour cela créer une sorte de métaphore, de fable pour reconsidérer notre rapport à l’environnement naturel.
Jean Hegland
Un roman psychologique :
Les deux héroïnes du roman sont deux sœurs de 17 et 18 ans, obligées de vivre ensemble, totalement isolées. Comment évoluent les relations entre les deux sœurs ?
Nell et Eva sont deux jeunes filles américaines qui ont eu jusque là une vie privilégiée avec pour chacune, une ambition bien précise : rentrer à Harvard pour Nell, rejoindre le Corps de ballet de San Francisco pour Eva. Au départ Eva ne veut pas de relations trop rapprochées avec sa sœur mais les tensions qu’elles vont vivre vont faire que leurs relations vont devenir plus fortes au fil des jours.
Le personnage du père : un homme de bon sens qui a voulu pour ses filles une école de la vie ; n’a pas voulu les envoyer à l’école, voudrait brûler les encyclopédies. Il a sur notre société un avis bien tranché. Un soir de Noël il répond à sa fille qui refuse toute l’agitation, le bazar de Noël, alors qu’ils ne sont même pas chrétiens : " Nous ne sommes pas chrétiens, nous sommes capitalistes. Tout le monde dans ce pays de branleurs est capitaliste, que les gens le veuillent ou non. Tout le monde dans ce pays fait partie des consommateurs les plus voraces qui soient, avec un taux d’utilisation des ressources vingt fois supérieur à celui de n’importe qui d’autre sur cette pauvre terre. Et Noël est notre occasion en or d’augmenter la cadence."
Même si le roman n’a pas de message politique, en revanche Jean Hegland n’hésite pas à mettre en question la façon de vivre des Américains, comment le capitalisme incite les gens à consommer, la recherche de la croissance à tout prix, toutes ces idées véhiculées par le capitalisme sont très dangereuses pour l’humanité.
Simone, Jean et l'interprête de Jean.
Au cours de l'interview des questions sérieuses .....
.... mais avec des moments drôles aussi
Un roman écologique :
Comment éveiller la conscience des gens, faire naître l’émotion pour que les choses changent ?
Jean Hegland fait référence à un livre de Tim Jackson, économiste britannique « Prospérité sans croissance » où il est dit que ce qui rend les gens plus heureux, ce ne sont pas des choses qu’ils achètent mais des choses qu’ils apprennent, des choses qu’ils fabriquent eux-mêmes, ce sont les relations humaines car à ce moment-là les choses deviennent plus significatives et retrouvent tout leur sens.
Mais comment détourner les gens de ce précipice vers lequel on va, Jean s’avoue incapable de donner une solution, ajoutant cependant qu’elle pense qu’il y a une prise de conscience générale à travers le monde et que les choses progressent.
On demande alors à Jean si l’art doit jouer un rôle, si l’écriture est importante, si raconter des histoires est important en lui rappelant une des dernières phrases du livre. (C’est Nell, la narratrice du roman qui écrit) : " Je sais que je devrais jeter cette histoire dans les flammes. Mais je suis encore trop une conteuse d’histoires – ou du moins, une gardienne d’histoire - je suis encore trop la fille de mon père pour brûler ces pages."
L’art est essentiel et raconter des histoires c’est ce qui nous différencie des animaux. Raconter des histoires est essentiel, l’être humain comprend et construit le monde à travers les histoires.
La forêt :
On est de plus en plus sensible au destin des forêts. Certains considèrent de plus en plus que le destin de la forêt est lié au nôtre, an nom de la protection du vivant. D’autres au contraire font brûler les forêts : on pense aux climato-sceptiques ou à des personnages tels que Trump ou le nouveau Bolsonaro qui fait brûler le poumon de la planète, la forêt amazonienne. L’homme doit-il apprendre à vivre avec la forêt et perdre cet esprit dominateur ?
Jean insiste sur l’intérêt qu’elle porte sur ce sujet-là : la forme de communication qui existe entre les arbres de même espèce, la création d’une forme de communauté qui instaure une collaboration entre eux. Elle rappelle une de ses lectures qui l’a profondément marquée, celle du roman de Richard Powers, « L’arbre monde », un récit d’arbres et d’humanité. Ces dernières recherches remettent en question l’idée délivrée par le capitalisme selon laquelle pour survivre c’est la loi du plus fort qui prime alors que c’est la coopération qui devrait être le fondement de la vie et non pas la compétition permanente.
L’hommage aux Indiens :
Nell et Eva prennent conscience du rôle joué par les peuples autochtones et ce qu’elles leur doivent.
Faut-il pour autant s’inspirer des traditions des peuples amérindiens pour trouver des solutions dans notre monde d’aujourd’hui ? Jean Hegland ne pense pas que ce soit possible ; ce qu’elle voulait seulement c’est rendre hommage aux peuples autochtones qui ont réussi à avoir une vie pleine et riche sur cette terre et nous ne devons pas oublier les valeurs de ces peuples à travers le monde pour penser à y faire référence.
Une sorte de cosmogonie :
Lecture est faite d’un très beau passage de l’accouchement de Eva :
Elle ne hurle pas, mais elle gémit et les bruits qui sortent d’elle dépassent la douleur et le travail de l’accouchement, dépassent la vie humaine – ou même animale. Ce sont les bruits qui déplacent la terre, les bruits qui donnent voix aux profondes et violentes fissures dans l’écorce des séquoias. Ce sont les bruits des cellules qui se divisent, des atomes qui se lient entre eux, les bruits de la lune croissante et de la formation des étoiles.
« Dans la forêt » et l’Amérique d’aujourd’hui :
Le livre a été adopté par beaucoup de mouvements écologiques qui l’ont lu, qui l’ont fait lire, même vingt ans après. Il y a une prise de conscience d’une part importante de la population qui veut faire changer les choses dans le sens de la protection de la nature.
Recréer l’histoire de l’humanité :
Dernière lecture : Nell et Eva trouvent une petite plante qui pousse près de leur maison et qu’elles pensent être de l’oseille.
Quel acte de foi et du hasard c’est que d’arracher et de goûter une petite feuille verte. Avec Eva debout à côté de moi et les mises en garde de notre mère bourdonnant dans mon cerveau, j’avais l’impression de recréer l’histoire de l’humanité quand je me suis penchée, que j’ai arraché une feuille, ai épousseté une fine couche de terre de sa surface, et que je l’ai goûtée, en hésitant tellement qu’à mon avis je m’attendais à ce qu’elle me brûle les lèvres. Mais elle avait une saveur fraîche, délicate, franche. Aigre et verte comme la chlorophylle, les pickles, l’air du soir. Légèrement âpre, presque comme de la laitue qui est montée en graine – mais en plus doux, en plus vivant.
- C’est comment ? a demandé Eva en m’observant.
- C’est bon, ai-je dit. Un peu acide.
Nell et Eva ont enfin compris que la forêt pouvait être leur amie.
Edition de poche - 2018