Gap -  Hautes-Alpes

 Rencontre avec Beatrice Monroy
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Table ronde  "Ita'lire", à l'occasion de la sortie de "Journal intime et politique italie"
animée par Dominique Vittoz, traductrice
avec Beatrice Monroy, écrivain  et François Bouchardeau, éditeur
 
Bibliothèque Municipale – Gap, 14 Octobre 2006

Martine Bouchardy (Littera 05) présente
 François Bouchardeau, Beatrice Monroy et Dominique Vittoz

Introduction de Dominique Vittoz :

 Je suis ravie que soit réuni l'ensemble des acteurs de la réalisation  d'un ouvrage, c'est rare : l'éditeur, un auteur, moi la traductrice et l'association Littera qui a lancé et rendu possible le financement du projet et qui a trouvé la forme du JIP (Journal Intime et Politique).

Dans un 1er temps, je voudrais situer le cadre de référence de ce journal : complètement contemporain, écrit début 2006 par des auteurs en pleine production de leur œuvre.

Je trouve intéressant de proposer un recul, un élargissement de perspective pour resituer la problématique littérature et politique en Italie, avec deux figures tutélaires, bien connues : Pasolini et Tabucchi. Ils ont été au cœur de cette thématique. Ils donnent quelques grands axes que j'ai envie de résumer rapidement, permettant ensuite de comprendre avec des auteurs comme Beatrice ou Antonella, comment il y a crise, malaise, souffrance, difficulté autour de la thématique politique. Pourquoi en Italie aujourd'hui, la littérature confrontée à la politique est dans une souffrance ? Ce n'est pas simple, c'est quelque chose qui est lesté et je voudrais vous expliquer pourquoi.
 Cette vision des choses ne sera peut-être pas partagée par tous. J'espère qu'elle suscitera des réactions et un débat. Pourquoi ce questionnement entre littérature et politique est-il douloureux en Italie ?


Premier point de référence : Antonio Tabucchi.

Tabucchi, romancier, traduit, dont le dernier livre "Au pas de l'oie” (traduit par Judith Rosa, Seuil 2006), n'est pas une fiction, mais un parcours d'articles de  journaux classés comme un jeu de l'oie, d'où le titre. C'est assez amusant, on sautille d'une case à l'autre pour essayer comprendre la réalité politique italienne des sept ou huit dernières années : lourde problématique de la présence berlusconienne au gouvernement pendant de nombreuses d'années.
Dans la préface du livre, deux points me semblent intéressants :

-         Le sous-titre qui, traduit littéralement, est Des nouvelles de la nuit que nous traversons : cette nuit, c'est la nuit du régime berlusconien. Tabucchi dit : cette nuit elle est épaisse. Mais il  affirme aussi qu’il suffit de peu de chose pour l'éclairer, il faut utiliser des allumettes ; une allumette ça suffit quand tout est noir mais encore faut-il la craquer. Cette image de craquer une allumette j'ai envie de la renvoyer sur le travail fait par Antonella et Beatrice qui dans des conditions extrêmement difficiles, Naples ou Palerme, dans des contextes de violence aussi, continuent, mettent en avant un travail qui est cette fameuse allumette.

-          La deuxième phrase qui m'a frappée est aussi de Tabucchi : la littérature est un espace de liberté . Tabucchi s'arrête sur un évènement central, une situation particulière à l'Italie : ne jamais avoir su, ne toujours pas savoir la vérité sur un nombre important d'évènements sanglants de l'histoire de l'Italie des trente dernières années. Les évènements qui ont touché de simples citoyens dans des trains, sur des places, dans les gares jusqu'à l'assassinat des juges Falcone et Borsellino à Palerme et un nombre important d'assassinats dont celui de PASOLINI en 1975, tous ces faits de sang restent inexpliqués ou presque. Tabucchi propose l’expression Italie inexpliquée, reprochant au gouvernement italien de l'avoir favorisée, d'avoir laissé planer cette obscurité. C'est une manœuvre politique, une manipulation du citoyen et c'est une manipulation de sa mémoire.

       Or, quand on touche à la mémoire et qu'on la déforme d'entrée de jeu, ça pose problème pour ceux qui viennent derrière. Tabucchi nous affirme que les gouvernants ont volé aux Italiens leur vérité historique et que là il y a quelque chose à régler. Je me permets de vous donner un extrait de Tabucchi dans la conclusion de son livre : En nous dérobant la vérité de cette époque- là, c'est-à-dire les quarante dernières années, les gouvernants italiens nous ont rendus orphelins de toute identité. Intéressant pour l'identité nationale dont on va parler en la mettant en regard avec l'identité régionale.

      Nous sommes simplement des rescapés d'une époque de massacres où nos corps auraient pu être déchiquetés. Nous sommes des survivants dans notre corps mais pas dans notre esprit ni dans notre âme car l'un et l'autre ont été lacérés par le mensonge, le silence par l'omission. Nous sommes des enfants trouvés, des enfants sans père. En tant qu’Italiens nous sommes les enfants d'autres Italiens morts à qui justice n'a pas été rendue et qui attendent des réponses si elles viennent un jour (traduction par mes soins).
Tabucchi termine son livre sur ce point crucial, ce fameux mystère italien que l'État italien (donc l'incarnation de la nation) maintient sous un voile de mystère. C’est la préoccupation centrale d’un autre écrivain, poète contemporain, Gianni D'Elia, qui a écrit deux essais sur Pasolini.



 
Dominique Vittoz et Beatrice Monroy

 Deuxième point de référence : Pasolini

Cet intellectuel contestataire, vous le connaissez, vous avez sans doute vu ses films et lu ses romans. Pourquoi D'Elia s’intéresse-t-il à Pasolini ? Parce que nous dit-il, la mort de Pasolini est directement liée à des révélations que Pasolini était en mesure de faire sur plusieurs de ces fameux mystères sanglants évoqués plus haut et tout particulièrement l'assassinat de Enrico Mattei en 1962 ; celui-ci avait fondé l'agence énergétique d'État, l’ENI, qui exploitait le gaz qu'il avait découvert dans la plaine du Pô. Il a été donc, dans les années cinquante, à l'origine d'un début d'indépendance énergétique italienne fondamentale et dérangeante pour les États-Unis c'est-à-dire pour les compagnies pétrolières internationales qui, on le suppose, ont éliminé Mattei, ce qui n'a pas été prouvé. Au moment où Pasolini a été assassiné, il écrivait un livre Pétrole, un livre inachevé, publié après sa mort, traduit en français chez Gallimard (par René de Ceccaty, 1995). Il donne dans ce livre des interprétations extrêmement précises car il avait eu accès à des témoignages et à des documents à propos de l'assassinat de Mattei. Il allait les révéler. Pour D'Elia, il est clair et net que c'est à cause de ce livre que Pasolini a été assassiné le 2 novembre 1975 dans une mise en scène qui impliquait un jeune homosexuel. Tout le monde sait que Pasolini fréquentait régulièrement des jeunes hommes prostitués qui appartenaient à des milieux plus ou moins douteux. Cet assassinat a été présenté comme un assassinat crapuleux lié à des moeurs condamnables, et non pas comme une élimination politique.

En Italie, tout le monde n’est pas d’accord avec cette analyse, y compris des proches et des amis de Pasolini. D'Elia a une attitude très combative autour du cas de Pasolini. Lui comme Tabucchi, indique que ces fameux massacres sont une sorte d'abcès dans la culture et la vie politique italiennes au niveau de l'État. D'Elia lui aussi s'interroge : comment se fait-il que malgré des enquêtes extrêmement bien faites, il n'y ait pas de procès pour trouver la vérité et condamner les coupables ? Gianni d'Elia, dans "Il petrolio delle stragi" publié en 2006 (ed. Effigie à Milan), écrit :

 Comment l'échec de la vérité judiciaire a-t-il pu être aussi complet et aussi insultant ? Comment est-il possible que la vérité parlementaire des différentes commissions sur les attentats, sur l'antimafia, sur la loge maçonnique P 2  n'ait pas eu de conséquences politiques au plan national, n'ait été reprise dans aucun programme politique actuel jusqu'à constituer un véritable refoulé de notre histoire présente ? Comment une nation peut-elle vivre dans le mensonge de soi ? 

Ce « refoulé » dont parle Gianni d'Elia, cette « Italie inexpliquée » dont parle Tabucchi sur lesquels se greffe une crise de la notion d'état, une crise de l'identité nationale, nous les retrouvons très, très présents dans notre JIP. Antonio Pascale, a une formule très parlante quand il affirme à la page 202 : En Italie, la patrie n'est pas une entité, c'est une supposition ou bien une contrainte.

Donc à partir de ce constat, on comprend mieux pourquoi l'angle d'attaque de l'intime, de l'intimité de l'écrivain, de sa force d'écriture peut devenir le moyen de biaiser cette grande crise qui surnage au niveau de l'analyse et des choix politiques, pour s'intéresser quand même et malgré tout au fonctionnement social tel qu'il est, tel qu'il résulte d'un passé difficile et douloureux. S'intéresser au quotidien, aux actions de proximité, de la région où l'on est, de la ville où l'on vit. Donc il m'a semblé pertinent, pour le JIP italien sur lequel les membres de Littera m'avaient sollicité, que nous recherchions des écrivains en prise avec leur propre région.
C'est particulièrement évident avec Beatrice Monroy et Antonella Cilento que nous allons écouter.


 Beatrice Monroy est invitée à témoigner

Je voudrais reprendre les choses dites par Dominique sur le rôle de l’intellectuel en Italie, je ne peux faire de comparaison parce que je ne sais rien du rôle de l’intellectuel en France. C’est la première fois que je participe à un débat de littérature politique, chose impossible à faire en Italie. Je trouve très intéressant qu’un écrivain comme Tabucchi ait enfin décidé d’écrire sur ce sujet. Il ne s’agit pas simplement de l’écrivain mais de la condition de l’intellectuel en général. Ce qui ne me plaît pas, c’est que Tabucchi prend position maintenant que Berlusconi n’est plus au pouvoir. Pourquoi n’a–t-il pas dit tout cela du temps de  Berlusconi ?

Je me pose  la même question pour tous les autres grands  écrivains italiens. Ils  se sont cachés.

 Dominique Vittoz :

Je ne veux pas le défendre, mais il y a des articles qui ont été publiés au cours  des années écoulées.

 Beatrice Monroy :

Oui, dans  les journaux, c’est ça la différence. La vérité est que pendant le régime berlusconien personne n’a parlé,  les intellectuels italiens se sont cachés. Et ça c’est vraiment le problème. Je suis d’accord avec Antonella, une femme que je connais bien qui fait le même travail que moi, des ateliers d’écriture par ex. Tout est difficile en ce moment en Italie : la crise économique est énorme parce que Monsieur Berlusconi et ses amis ont tout dévoré. Ce qui est vrai aussi, c’est que personne n’a parlé. Il n’y a plus de littérature politique depuis celle de Pasolini. C’est le dernier qui a parlé. Et on l’a tué.

C’est vrai que l’Italie a une maladie terrible, celle de l’oubli. L’Italie oublie tout. Par exemple, l’Italie a inventé le fascisme, mais si tu parles avec les Italiens, ils te parlent des Allemands. Ils  n’ont rien fait les Italiens. Benito Mussolini, il était peut-être chinois ! ça c’est un problème!

 En ce moment il y a une ou deux fois par mois, des émissions sur Mussolini à la télé italienne. Les Italiens regardent et aucun intellectuel ne s’est élevé contre ça. Et puis n’oublions pas que M. Berlusconi est le plus grand éditeur italien : la Mondadori et toutes les meilleures maisons d’édition d’Italie lui appartiennent, c’est donc difficile de s’opposer à lui. En même temps si personne ne parle, rien ne change. Tu as cité Pasolini, ; moi qui suis de Palerme, je veux parler de Sciascia, un grand intellectuel qui a travaillé sur la mafia et sur le problème de la littérature engagée.

Écrire pour ce JIP a été pour moi très intéressant car c’est un projet qui te permet d’entrer dans  la vie culturelle et politique d’un État et de le regarder.

Vous avez eu le courage de regarder l’Italie dans une situation très difficile et je vous en remercie.

 

Ce serait très intéressant de trouver le moyen de publier cet ouvrage en Italie parce que les extraits que vous avez lus aujourd’hui, je ne les ai pas lus en Italie, je n’ai pas vu Antonella Cilento parler comme ça en Italie, je n’ai pas lu ça. Et nous, nous avons écrit pour l’étranger.

 Puis Beatrice Monroy montre par un exemple, la difficulté à être entendu quand on écrit sur des sujets qui fâchent :

 Si tu es Sicilien tu dois écrire un roman policier : par exemple suivre le modèle d’Andrea Camilleri pour l’éditeur, ça c’est bien. Mais si tu parles de la vérité politique, alors ça, ça ne marche pas bien parce que la grande maladie de l’Italie c’est l’oubli. L’assassinat de Mattei reste un des grands  mystères de la Sicile comme beaucoup d’autres. Ce jeu de tout oublier est un jeu très dangereux avec des morts. Moi je suis sicilienne je sais ce que c’est que la mort.

Une autre chose où je me retrouve beaucoup avec Antonella c’est d’être différente. C’est vrai que dans le sud, il y a aussi une condition culturelle très en retard. Être intellectuel à Naples, en Sicile, c’est comme être un peu mutilé, c’est comme avoir un voile. Trouver une façon de se libérer, c’est compliqué pour moi. Je ne veux pas devenir une femme du nord de l’Europe. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Je suis une femme du sud, une intellectuelle qui fait des choses au sud. Et le problème pour une femme intellectuelle du sud, c’est de trouver une force créatrice, de trouver une façon d’être. Je n’ai pas envie de devenir une femme française. J’ai envie de devenir moi-même, une femme avec mon regard, un regard du sud dans le monde occidental. Je trouve qu’il y a souvent des projets qui ne marchent pas, donc je peux faire des choses différentes. C’est ce qui me donne la force de continuer. Je me sens parfois dans un territoire dévasté par la criminalité et le manque de démocratie,  mais si je retrouve mon identité, je suissûre que le monde intellectuel du sud de la Méditerranée peut être au départ de ce discours sur le rôle de l’intellectuel en Europe.

Dominique Vittoz :

C’est un angle de vue : voir les choses du Sud. Comment regarder le monde depuis le Sud ?

 Et le phénomène de cette immigration clandestine, ce drame qui est une folie, ces gens qui, en bateau, ont bravé le danger pendant des semaines et des semaines et qui arrivent à moitié morts de faim, une véritable boucherie ? Ça se passe sur les côtes siciliennes, vous êtes en prise directe. Eh bien, pour des gens comme toi qui vous retrouvez en première ligne, vous regardez les gens différemment.

 Comment regarder de la même façon un immigré arrivé en Europe par ce biais- là, si on le rencontre à Paris dans une bouche de métro, ou si on le rencontre sur la plage des baignades familiales du dimanche ? On voit les cadavres aussi. On n’est plus dans la même position. Là, notre regard prend une dimension anthropologique plus percutante et ouverte que les discours très lénifiants qu’on reçoit. Nos politiques nous parlent de ces gens, de ces êtres vivants en termes froids et bureaucratiques, ils évoquent des quotas, et d’une certaine façon, ça passe. Mais quand on est dans le territoire où tu es, on peut être en prise directe avec ces immigrés clandestins. Donc il peut y avoir une chance que ça parte de là, un autre regard, ça ne partira sûrement pas du Nord.

 Beatrice Monroy :

J’ai un autre problème : mon corps est un corps qui vit, qui est géographiquement situé dans un lieu qui s’appelle Sicile et qui est à 80 km de Tunis, donc il y fait chaud, il y a du jasmin. Donc, mon corps est là et le corps de ces gens qui arrivent, ce sont nos corps qui se rencontrent ; donc ça ne doit pas être un discours idéologique.

Ce doit être une rencontre avec l’autre : tu viens chez moi, ta femme a été détruite, est morte sur le bateau, tu arrives et ça se mélange tout de suite parce que les Siciliens ne sont pas un peuple pur, ils sont un peu arabes, normands, espagnols, ce sont des bâtards.

Et dans ce mélange, il y a une grande nouveauté qui peut devenir une nouveauté de pensée : je ne vais plus penser avec la tête du nord, je vais penser avec la tête du sud qui est différente. C’est tout nouveau. Ce n’est pas idéologique et ce n’est pas religieux. Je ne suis pas la meilleure femme du monde, je suis là, c’est différent. J’aimerais beaucoup trouver un mécène qui me permette de rester pendant un an sur une plage à écrire sur ce sujet.

Des questions sont alors posées par le public

 Question : Est-ce qu’il existe une presse d’opposition en Italie surtout à l’époque de Berlusconi ?

Beatrice Monroy  :
La Repubblica par exemple mais peu ont écrit. Qui écrivait ? je n’ai pas lu beaucoup d’articles.

 Dominique Vittoz  :
La censure était virulente. On peut évoquer le cas de Sabina Guzzanti qui est retracé dans le film « Viva Zapatero ». Elle avait lancé une émission de satire violemment anti-berlusconienne. Elle a été remerciée dès le 1er épisode et a donc fait ce film où elle raconte son aventure d’opposante censurée d’entrée de jeu.

  Question : Plus qu’une pression économique c’est une pression politique et pourquoi pas policière ?

 Beatrice Monroy :
  Non, pas policière. L’Italie a toujours été une démocratie, On peut dire ce qu’on veut en Italie, mais le problème c’est que tu ne gagneras pas d’argent, tu ne réaliseras pas de projets. Moi j’organise une manifestation à Palerme qui s’appelle la nuit des 1000 contes, pendant laquelle, cinquante artistes content pendant toute la nuit. Trois mille personnes viennent écouter. Je n’ai pas reçu un seul sou public. Pourquoi ? Parce que Palerme est la ville la plus «azur » d’Italie, la plus "Forza Italia"d'Italie. Moi, je suis de gauche, donc je dévore les enfants. On ne me donne pas d’argent, parce que ce que je fais est malvenu. Je suis folle, ainsi que les cinquante artistes qui ont travaillé gratuitement. On est tous fous.

 Sous Berlusconi, on finissait par penser qu’il valait mieux travailler sans argent dans  la culture et écrire pour les petites maisons d’édition que travailler pour de l’argent. Alessandro Barrico a laissé la maison d’édition-Berlusconi et publie maintenant avec une petite maison d’édition.  Il a déclaré publiquement ne plus vouloir travailler pour eux. Et  c’est très important. Barrico a fait ça pendant l’ère-Berlusconi.

Question :
Ont paru récemment dans le Courrier International, deux articles sur l’Italie, assez étonnants : l’un sur l’esclavage des ramasseurs de tomates dans  les Pouilles, principalement des immigrés albanais dont la situation est épouvantable et un deuxième article sur la petite-fille de Mussolini qui s’est présentée comme députée : une femme apparemment très écoutée en Italie et qui a une représentativité assez importante. (C’est un article sur l’extrême-droite en Europe )

 Beatrice Monroy  :
 La petite-fille de Mussolini et nièce de Sofia Loren est une femme incroyable. Elle est fasciste bien sûr mais c’est la femme députée qui a fait passer, en Italie, la loi contre le viol. En Italie jusque là, le viol n’était pas un crime contre la personne, mais  seulement un crime moral. C’est elle qui a fait passer cette loi, il y a 4 ans, dans une Italie où jamais personne à gauche n’avait pensé que le viol était un crime contre la personne.
L’autre article sur l’esclavage concerne la mafia, qui s’entend avec les pays  tels que l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Albanie. Les esclaves arrivent sur la côte puis montent sur ces terribles bateaux. Parfois, accostent des bateaux où tous les gens sont morts parce que la mer est dangereuse.
Que fera  maintenant Romano Prodi ? Je ne sais pas.
Pourquoi les Italiens ont-ils un sens de la démocratie aussi petit ? C’est très différent de la France. Vous, vous avez fait la révolution française, vous avez établi la république. Nous, jusqu’à la 2ème guerre mondiale, on avait une monarchie, cette belle famille avec Victor-Emmanuel actuellement en prison pour prostitution ! Puis on a eu le fascisme et cette république qui est encore jeune.

  Question : Qu’en est-il de l’époque de l’Euro-Méditerranée ? Il y a quelques années, quand on voyait Palerme renaître autour de son maire,  on pensait que la Sicile vivait une période de renouveau. Est-ce que c’était du vent, cette période ? On pensait que la Sicile allait devenir un phare autour duquel pouvaient s’agréger tous les rivages de la Méditerranée ; il y avait des projets culturels… C’était du vent, tout cet espoir de renouveau ?

 Beatrice Monroy  :
 Le maire auquel vous pensez n’est plus là .C’était ce qu’on a appelé le printemps, la renaissance de Palerme. Ce fut un moment magique pour Palerme.
 Après ces terribles massacres (l’assassinat des juges Falcone et Borsellino il y a 13 ans  et d’autres assassinats aussi), il y eut pour la première fois dans la population palermitaine une réaction : la guerre contre la mafia qui comprenait que quelque chose était en train de changer, une guerre dans Palerme, une guerre civile. Dans cette terrible situation de guerre civile, il y avait l’espérance, l’utopie d’un changement avec ce maire polyglotte, ouvert sur le monde, un grand intellectuel. Nous eûmes une dizaine d’années magnifiques  pendant lesquelles on a fait beaucoup de choses, des bibliothèques se sont ouvertes, c’est devenu une ville très agréable…
 Mais on a perdu et les mafieux ont gagné. Actuellement ,on a un maire, homme de paille de la mafia, en lien  avec des hommes de Berlusconi  qui gouvernent la ville. C’est la ville « azur » avec « Forza  Italia »  partout…

Question :Je suis assez surprise de vous entendre dire que les intellectuels se sont tus. N’y a-t-il pas eu un mouvement assez fort autour de Nanni Moretti ?

 Beatrice Monroy  :
 Moretti n’a pas  manifesté contre Berlusconi ; il a  créé un mouvement pour faire comprendre la gauche, pour dire qu’il y avait des choses à faire. Autour de lui, il y avait des intellectuels bourgeois. On a fait avec lui des « chaînes vivantes » mais … Il a cherché à parler  et a fait son film « Le caïman » qui n’est pas un grand film mais un film contre Berlusconi. Il était seul, complètement isolé . 

Dominique Vittoz :
Une voix que l’on peut rajouter à ces positions antiberlusconiennes, c’est le livre de Stefano Benni, qui vient d’être édité en France, chez Actes Sud , publié il y a dix ans en Italie, au moment de la première participation de Berlusconi au pouvoir. C’est un roman très drôle « La compagnie des Célestins » qui propose une satire de l’Italie de cette époque.

Un autre livre publié il y a quelques années, d’un Napolitain Giuseppe Montevano, « Cette vie mensongère », une satire où la ville de Naples vit un vrai cauchemar : elle devient un parc d’attraction sous la coupe d’une famille très puissante qui tire toutes les ficelles. Et les Napolitains deviennent des indigènes comme dans un Disneyland où ils jouent leur propre rôle pour pouvoir percevoir un droit d’entrée dans la ville.

  Question : Ce qui s’est passé ces dernières années en Italie doit nous faire réfléchir, nous Français, parce que j’ai l’impression que beaucoup de démocraties en Europe sont actuellement en danger, et j’aimerais que vous expliquiez comment une majorité d’Italiens a pu prendre le risque énorme de donner le pouvoir à quelqu’un comme Berlusconi, sachant qu’il s’était déjà emparé de la presse, de l’édition. C’est comme si en France,on avait donné le pouvoir à Hersant. Pensez-vous aussi que ça puisse encore  arriver ?
 
Beatrice Monroy  :
 Je n’ai pas vraiment les éléments de réponse; Nous qui n’avons pas voté Berlusconi, nous nous posons ce genre de questions tous les jours. Je ne sais pas.
Berlusconi a beaucoup d’attrait pour les Italiens : il est beau, il est riche, il était pauvre… vous devez toujours vous rappeler que la moitié de l’Italie est dans une grande misère. Le Sud de l’Italie est dans la misère. 38% de la population active palermitaine n’a pas de travail. Les femmes l’aiment, le trouvent beau, élégant. Il était très pauvre, chanteur sur les bateaux de croisière et il est devenu riche. Comment ? à l’italienne… et cela permet aux Italiens de penser que tout est possible et c’est ce qu’il a fait croire. Il s’est entouré d’ un gouvernement où, quand la loi n’est pas respectée, c’est ta chance et Ça, c’est pour tous les Italiens. Palerme est une ville où tout est permis. L’illégalité, c’est comme un pacte entre les gens et le gouvernement. Les Italiens ont un problème avec la loi. On peut demander des choses illégales au gouvernement, il sera d’accord mais à la fin il te demande une chose :  de voter pour lui.

 Berlusconi, c’est l’illégalité. Qu’a t’il fait ? Il n’était rien, il est devenu un des hommes les plus riches du monde. Et dans le Sud, il a établi un pacte avec la criminalité, ainsi qu’avec Mr Bush . L’Italie est pleine d’Américains, de bases de l’OTAN.  Il y a une base américaine énorme à Naples. L’Italie est une colonie américaine. On parle un mot italien, trois mots américains.

 Question : Je voudrais que tu nous parles des actions que toi et d’autres mènent sur la ville de Palerme, le fonctionnement de la Libr’aria et nous dire ce en quoi tu crois encore qui te fait avancer, qui fait que tu continues.

 Beatrice Monroy  :
J’ai vécu dans de nombreux pays, aux Etats-Unis,  dans plusieurs régions de l’Italie. Je suis revenue avec ma famille à Palerme, il y a une quinzaine d’années, au moment où naissait cet incroyable espoir.
 Décision de revenir à Palerme, de revenir vers la Sicile, « perle » de la Méditerranée pour vivre ce grand espoir en réalisant des projets.

Mon expérience d’écriture de scénarios pour la RAI s’est arrêtée sous le premier gouvernement berlusconien  dont la présidente berlusconienne a chassé tous les auteurs comme moi qui « dévorent les enfants ». J’avais donc perdu mon travail.

 Quand je suis arrivée à Palerme, j’ai décidé d’ouvrir une école d’écriture. Je suis allée dans des villages à l’intérieur de la Sicile, des villages incroyables où j’ai rencontré des femmes qui content des histoires. Des amis et moi avons décidé de travailler depuis Palerme dans toute la Sicile autour de ces histoires et donc de « travailler » dans la littérature. Nous avons ouvert un espace LIBR’ARIA [ tout petit, 20 m2, parce qu’on n’a pas d’argent] où on trouverait des livres de maisons indépendantes – un choix antiberlusconien. Puis on a ouvert une petite bibliothèque, une école d’écriture ….LIBR’ARIA, c’est un lieu où les gens viennent parler.

 Un autre projet de notre groupe : la nuit des mille contes  est réalisé une fois par an à Palerme et réunit trois mille personnes.

Puis l’année dernière, j’ai eu l’idée un peu folle de raconter aux gens, des romans pour leur dire l’amour et la passion que j’ai pour la lecture ; mes amis sont avec moi. J’ai commencé par raconter  les Buddenbrook de Thomas Mann, maintenant je raconte Günter Grass… On a lu Madame Bovary. Je vais   aller dans un quartier tenu par la mafia, raconter des romans d’amour,  Docteur Jivago  ou Antigone  Voilà le travail qu’on fait.
 

 Témoignage d'Antonella Cilento depuis Naples 

Antonella Cilento, une des co-auteurs du JIP, devait être présente à la Table ronde. Mais au dernier moment, elle a dû se rendre à Ischia (une des îles du golfe de Naples) pour recevoir un prix littéraire.
Elle a tenu à se manifester auprès des lecteurs gapençais, par video interposée, en répondant à la question posée par Dominique Vittoz :

Le fait de vivre à Naples pèse-t-il lourd dans votre emploi culturel et votre travail d’écriture ?

 Ici, à Naples, dans le sud de l’Italie, je suis confrontée à un grand vide culturel. En Italie, l’édition est concentrée dans quelques villes du Nord, en partie à Rome. Les rédactions des  principaux journaux se trouvent à Rome ou à Milan. Tout ce qui compte dans le milieu culturel et qu’on appelle « l’industrie de la culture » se trouve au Nord. Et pourtant, Naples a, dans son passé, une longue tradition culturelle et a connu, après la 2ème guerre mondiale, des écrivains de grande qualité. C’est encore le cas aujourd’hui bien que la vie soit souvent difficile.
Naples, n’oublions pas que c’est la ville de la Camorra. Ses artistes pour se faire écouter, doivent faire référence à d’autres villes, par exemple à des maisons d’édition qui ne sont pas à Naples. Pendant plus de vingt ans, ceux qui voulaient écrire partaient d’ici. Les écrivains des générations qui m’ont précédée n’habitent plus Naples.

Moi, comme quelques autres, j’ai choisi de rester et même d’enseigner la culture ici, de faire des ateliers d’écriture. Ma vie,  depuis quatorze ans, est de créer une petite « industrie culturelle » à Naples. Cette vie est très complexe tant la culture est destructive envers ceux qui la représentent et vivent ici.
Rester ici équivaut non seulement à affronter la camorra dont parlent les journaux et la télévision, mais aussi une mentalité très répandue, autodestructive. C’est  la difficulté principale pour ceux qui veulent travailler dans les journaux, les médias, la vie culturelle.
C’est une ville qui se plaint beaucoup et qui remercie peu. Je dirai même qu’elle exploite ceux qui s’occupent de culture et souvent s’en moquent jusqu’à ce que quelqu’un obtienne un grand succès hors les murs. A ce moment-là elle devient différente. C’est la  lèche .

Toutefois Naples est vraiment un des endroits les plus beaux au monde. Il se dégage un charme subtil qui vous empêche souvent d’abandonner même les endroits les plus souffrants.
Faire de la culture en Italie est aujourd’hui très difficile parce qu’il ne suffit pas que la vérité politique (qui a heureusement changé à ces dernières élections) change de couleur.
Il y a surtout au sud, un tissu social qu’on change difficilement.
Ce qui est sûr, c’est qu’en ce moment, en Italie, les livres ne sont pas une valeur pour la communauté mais un sujet de propos de salon que personne ne lit.
Mais je peux témoigner  que dans tout le pays, il y a d’excellents écrivains.
L’édition italienne souffre depuis des années d’une grave crise mais les auteurs  n’arrêtent  pas d’écrire. Et ça vaut la peine de continuer à affronter  ce qui arrive, malgré le peu de ressources et beaucoup plus d’obstacles.
 Je vous dis des choses amères mais autant que je vous montre en vrai la beauté et finalement, la matière dont se nourrissent les écrivains.
Cela vaut au moins pour moi.

Arrivederci a tutti.

Ciao. Antonella.

A l' occasion de cette parution, Littera 05 a organisé des rencontres
dans le cadre de « Lire en fête » :

  Conférence de Marc Lazar       

  Table ronde avec l'auteur Beatrice Monroy et la traductrice Dominique Vittoz

  Projection du film "I cento passi" suivie d'un débat avec  B. Monroy

  Quelques éléments de la biographie des auteurs et de courts extraits du livre