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Née à Strasbourg en 1987, de parents marocains, Kaoutar Harchi, titulaire d'une licence de lettres modernes, d'un master de socio-anthropologie et d'un master de socio-critique est, depuis 2010, doctorante-monitrice à la Sorbonne, où elle assure des enseignements en littérature et sociologie. Elle vit aujourd'hui dans la région parisienne.
Elle est l’auteur de :
Zone cinglée (Sarbacane; 2009)
L'Ampleur du saccage (Actes Sud ; 2011).
Et son dernier roman sur lequel porte la rencontre :
A l’origine notre père obscur – Actes Sud, 2014
Une mère et sa fille (la narratrice du livre).
« Aussi loin que je me souvienne, je vis dans le silence de la Mère ……. Enfant, j’ignore le pourquoi du malheur. Je n’en connais que l’image »
L’image, c’est une femme, la mère, envahie par le malheur, par un désespoir tel qu’elle a perdu les mots pour répondre aux questions de sa fille. La petite demande « tu ne veux pas me raconter ? », mais la mère ne dit rien. Elles sont enfermées dans la maison des femmes, derrière de hauts murs de pierres. Avec elles, sept ou huit autres femmes. Si elles sont enfermées là, c’est qu’on les accuse d’avoir déshonoré leur mari ou leur belle-famille, d’avoir fauté ou simplement de ne pas avoir suivi les traditions ancestrales. Pécheresses ou victimes de la rumeur, elles attendent le pardon qu’on voudra bien leur accorder. La mère est là parce qu’elle a voulu revendiquer sa liberté pour être elle-même. Elle est là depuis des années. C’est là que la petite est née, c’est là qu’elle a grandi et est devenue adolescente.
La petite (on ne connait pas le nom de la petite ni celui de la mère) ne peut admettre la résignation de ces femmes qui acceptent leur sort. Elles pourraient partir, la porte n’est pas fermée à clé, mais elles courbent le dos, elles se sacrifient par fidélité, par devoir, pour suivre les règles de l’honneur qu’on leur a inculquées depuis leur enfance.
A la mort de la mère, la petite va-t-elle trouver la parole réconfortante et la protection de ce «père obscur » qu’elle n’a jamais connu ?
Kaoutar Harchi répond aux questions d'Anne-Marie Smith (Littera 05)
"La maison des femmes " ou "la maison des délits du corps" : lieu réel ou imaginaire ?
Kaoutar Harchi :
J’ai commencé à travailler en me disant que des lieux comme celui-là devaient exister. Les recherches historiques et documentées sont venues ultérieurement. J’ai imaginé un espace : une maison assez étrange dans laquelle des hommes (époux, pères, fils, frères …) décideraient de placer des femmes dans l’optique de les remettre sur le droit chemin, qu’elles retrouvent la raison, la bonne morale et qu’elles demandent pardon. Et c’est par la suite, quand le livre était presque achevé que je me suis rendu compte que ces maisons avaient existé aussi bien dans des pays comme l’Irlande que l’Algérie.
"Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera" Genèse, III, 16
"Et l'homme n'a point été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme" Première épître aux Corinthiens , XI, 9
Pourquoi ces extraits de la Bible (de la Genèse surtout) au début de chaque chapitre ?
La mère, le père, la petite n’ont pas de nom. Les lieux ne sont pas nommés. L’époque non plus.
K.H. : J’avais déjà en projet de faire quelque chose avec ces textes dans mon roman précédent, ce qui ne s’est pas fait. Et au fur et à mesure que l’histoire de cette jeune fille commençait à m’apparaitre, j’ai essayé de préciser le nom d’une ville, de préciser une époque, de préciser des noms de personnages mais quand je le faisais ça ne marchait pas, l’atmosphère en était changée. Très vite mes personnages ont reçu comme prénom leur place dans la hiérarchie familiale : d’où le fait que la mère n’est que la mère, le père n’est que le père. Et c’est bien là toute la problématique du récit : tous ces personnages sont pris au piège d’une organisation familiale et sociale qui les limite et ne les laisse pas exprimer leur singularité et leurs valeurs. Et le récit biblique est apparu dans cette perspective. A partir du moment où je me suis rendu compte que le roman s’apparentait plus à une fable philosophique qu’à un roman concret, réaliste, ancré dans une réalité qu’on pouvait situer dans le temps et dans l’espace, j’ai trouvé que ces extraits de la genèse avaient quelque chose à voir avec le corps féminin, la féminité, la maternité … ça m’a semblé être en cohérence avec ce que disait cette jeune femme. Et ce que dit cette jeune femme, c’est cette sorte de défiance vis-à-vis de la loi patriarcale qui peut aussi être comprise comme une loi éternelle, une loi divine et universelle. Et je trouvais intéressant d’instaurer une forme de dialogue entre un texte profane qui est le mien, et un texte sacré qui d’une manière ou d’une autre a structuré nos esprits, notre société, notre manière de percevoir le corps, de définir l’amour, la conjugalité … Chaque citation avait pour objectif de signaler au lecteur quel était le défi que la jeune femme allait avoir à surmonter dans le chapitre qui s’ouvrait . Ce qui m’intéressait c’était cette sorte de dialogue entre quelque chose de très concret, nos corps, nos expériences de vie, nos expériences familiales et quelque chose de beaucoup plus diffus, plus abstrait qui fonctionne comme une domination, une contrainte.
N’avez-vous pas voulu montrer aussi que cette violence faite aux femmes, on la retrouve dans toutes les sociétés et ici dans les textes judéo-chrétiens ?
K.H. : On y retrouve cette violence et aussi cette définition de la femme qui est centrée sur le rôle de la procréation ou sur celui de la gardienne des valeurs, celle qui va permettre la perpétuation de la tradition.
La mère : pourquoi avoir choisi une femme aux cheveux clairs, au teint diaphane, qui est nommée « putain syphilitique » - « elle a vécu au rythme des fièvres et chaque fièvre a apporté son lot de folie »: elle parait étrangère dans ce milieu. Qui est vraiment cette femme ? Quelle est son histoire ? Pourquoi refuse-t-elle de répondre à la demande de sa fille qui veut savoir ?
K.H. : C’est vrai qu’elle n’est pas particulièrement précisée. Elle est issue d’un milieu populaire, vendeuse de petits pois et de fèves, qui vend ses légumes à même le sol, et c’est dans cette circonstance qu’elle rencontre cet homme-là. Elle va tomber amoureuse de cet homme qui a un certain âge, veuf et qui a un fils. Elle va apparaître comme l’intruse dans cette famille déjà très organisée, préconstruite. Elle arrive donc dans un univers qui lui est hostile et va très vite être marginalisée au sein de cette famille. Quant à l’expression « putain syphilitique », c’est une injure lancée contre elle par un homme qui va la convoiter et ne va pas arriver à la posséder.
Du jour au lendemain elle se retrouve placée dans cette maison où elle va devoir reconstruire sa vie, entourée d‘autres femmes placées dans la même situation qu’elle. Il y a une sorte de communauté féminine qui va se former dans cette maison. Et ce qui va la guetter, c’est une sorte de dépression : elle voudrait retrouver son mari pour vivre avec lui leur histoire d’amour. Et elle se retrouve comme muette, incapable de transmettre quoi que ce soit à sa fille. De la même manière elle ne peut lui manifester de l’amour maternel, elle ne peut échanger verbalement avec elle. Et pourtant cette femme va devenir une sorte de leader pour les autres femmes, une sorte de mère symbolique pour elles.
Le père : La situation des hommes : est-ce eux qui ont réellement le pouvoir ? N’est-ce pas plutôt les femmes ? Ce sont les femmes de la famille qui ont exigé que le père conduise sa femme dans cette maison.
K.H. : On pourrait penser que le père est dans une situation de puissance, de force, de pouvoir, mais ce n’est pas le cas. On le découvre dans la deuxième partie du roman assez âgé, fragile, un homme dont la vie a été interrompue le jour où sa femme a été éloignée de lui. Et c’est vrai que les hommes ne sont pas mieux lotis que les femmes. Je ne suis pas sure que dans notre monde on puisse considérer que les hommes sont totalement dominants et les femmes dominées. Ce qui m’intéressait c’était de montrer la souffrance de cet homme qui est resté enfermé dans sa propre impuissance à dire son choix, son désir de rester avec sa femme et sa fille. Identifier qui a le pouvoir ? Il est très diffus et dans cette famille il est du côté de la manigance et autres facteurs.
Les femmes : bourreaux et victimes ?
Dans la maison des femmes, la porte n’est pas fermée à clé. Elles pourraient partir et pourtant ne le font pas. Pourquoi ? Ne sont-elles pas les premières responsables de cet asservissement car les gardiennes de la tradition, des interdits, ce sont bien elles ?
K.H. : Oui, c’est bien là le paradoxe, la contradiction. Aucun gardien, aucun vigile ne les tient prisonnières. Mais la raison principale pour laquelle elles ne poussent pas la porte, c’est simplement parce que ce n’est pas le schéma auquel on les a habituées et qu’on leur a inculqué : l’homme est celui qui prend la décision, est celui qui libère comme le prince libère la princesse dans les contes. Elles sont donc dans un schéma romantique très classique.
En fait l’enfermement qu’elles vivent, c’est un enfermement intérieur ?
K.H. : Oui bien sûr. La maison est importante parce qu’on est dans le roman et que dans le roman il faut construire une topographie mais cette maison sert à représenter la manière dont les femmes sont enfermées dans leur propre corps, dans leur propre représentation, avec l’idée que certaines choses leur sont autorisées et d’autres ne le sont pas.
Il y a en la mère comme en chacune des femmes qui sont ici, une forme de complaisance à être enfermée, à être punie sans réelle raison, dans leur chair, dans leur âme, à être humiliée de la sorte – cette farine, ce sucre, cette levure, ce sel, qu’elles mendient, à chaque visite de leurs époux respectifs – comme s’il était un certain endroit où souffrir procure un certain plaisir. Et il faudrait pouvoir nommer ce lieu où se développe cette accoutumance au chagrin. Bien pire, cette dépendance au mal qu’infligent les hommes, en toute circonstance, et auquel, pourtant, ces femmes pourraient mettre fin en le décidant.
Le corps, une carapace ? Un objet de désir ?
Le corps est souvent nommé :
- les détails du corps qui traduisent des sentiments : désir de se toucher. Le besoin de caresses.
- la petite maltraite son corps pour l’empêcher de se former puis peu à peu va se l’approprier
- la fille veut remplacer son père auprès de sa mère, dans son lit.
- le corps du père qu’elle découvre dans sa chambre
K.H. : Une carapace, non parce que c’est par le corps qu’on est le plus vulnérable. Le corps dit beaucoup de choses de nous. Dans cette histoire, il y a une confusion des rôles et le rapport que cette jeune femme va avoir à son propre corps, puis au corps des autres, va accompagner son émancipation. Les femmes lui conseillent de s’occuper de son corps de femme, de se maquiller, de se coiffer, ce qui lui parait étonnant : elle découvre un ensemble de gestes qui lui étaient étrangers jusqu’à présent et surtout elle comprend que le corps n’est pas seulement une faiblesse, une vulnérabilité. En assumant son corps de femme, en estimant qu’il peut être beau, attirant, elle se donne un pouvoir. Dans une des scènes finales, celle de la confrontation avec son demi-frère, la puissance du corps féminin est manifeste quand elle dit à son frère : si tu es un homme, va au bout de ton désir. Elle assume qui elle est.
Le prologue et l'épilogue :
Votre livre débute par un prologue et finit par un épilogue, écrits à la 3e personne. On comprend le sens du prologue quand on a lu le livre. Qui sont ces « ils » ?
K.H. : C’est eux, c’est nous… une sorte de pluralité, d’hommes et de femmes réunis qui entendent l’histoire.
Vous parlez d’acte de séparation, de désaffiliation, de rupture, de révolte, de libération. Vous imaginez une société où ils auront fait un saut dans le vide pour se trouver et enfin s’aimer. Pour cela il aura fallu se séparer de la famille écrasante et du groupe : de quels groupes s’agit-il ?
K.H. : On fait tous partie de groupes qu’on a plus ou moins choisis, auxquels on a été plus ou moins intégré de force : la famille, le groupe religieux, communautaire … toutes ces formations sociales un peu étranges dans lesquelles on se retrouve. Et on se rend compte qu’essayer de vivre sa vie, c’est se réapproprier le droit d’être un individu et pas simplement une partie du tout. Et c’est l’expérience de cette jeune femme. Elle a fait le choix de la vie contre celui de la mort. Elle n’est pas dans une fuite , elle n’est pas dans le déni, elle est dans une phase d’observation : elle voit que les femmes tiennent un discours assez contradictoire - l’homme aimé et absent – et elle va porter un regard critique sur cette situation, en comparant ce qui est dit, ce qui est fait, ce qui est promis et ce qu’il advient, ce qui lui donne la possibilité de faire des choix pour elle, de décider, d’avoir son libre arbitre, quelle que soit la réaction du groupe.
La jeune femme va rompre tout lien avec sa famille, une rupture qui peut être violente. Vous parlez de la famille en général ?
K.H. : Je peux me permettre de généraliser puisque je suis dans le roman. On est dans une œuvre de représentation et c’est à chacun de construire sa vérité. Je dis la famille, comme je dis la Mère, le Père et de plus il y a une atmosphère particulière d’irréalité dans cette maison. C’est important pour le lecteur de savoir où on est, à quelle époque … et le fait que je retire ces éléments-là prive le lecteur de repères, ce qui peut être déstabilisant. Mais pour moi l’objectif était de renforcer le propos et de donner à cette histoire un rôle de représentation.
Le prologue se termine par un espoir puisque la jeune fille a sauté dans le vide. Mais cet espoir n’est-il pas anéanti par l’épilogue ?... ils refuseront d’y croire et quand ils croiront ils détesteront voir. Alors le sang à nouveau coulera et coulera. Ce sera dans ces torrents- là, les torrents de la haine, qu’ils trouveront une satisfaction… Ils iront jusqu’à affirmer que ne peut prendre corps ici-bas, que la guerre. N’ont de réalité que les soldats qui combattent et les femmes qui se sacrifient. Tout le reste, ils diront, n’est que mythe et légende. Mais ceux qui auront connu le Père et sa fille, dans leur cœur sauront la beauté. La force. La grandeur de cette scène d’amour.
Il y a bien sûr le rappel de cette scène d’amour entre le Père et sa fille. Mais tous les autres retourneront à la guerre et les femmes continueront à se sacrifier !
K.H. : Je crois que l’épilogue remplit sa fonction d’épilogue. Il renvoie chacun à sa propre responsabilité, ce qui était tout le propos du livre. Ou ils croient en cette scène d’amour ou ils n’y croient pas. Et s’ils n’y croient pas, le monde continue dans le chaos et la violence. Mais les autres existent aussi. A chacun de considérer que la décision lui appartient.
De plus, dans l’épilogue, vous faites de cette histoire un mythe, une légende ce qui rapproche votre livre de la tragédie, avec un prologue, un épilogue, le chœur des femmes, la mort, le destin … Justement le titre : expliquez-nous le sens du titre « A l’origine notre père obscur »
K.H. : On peut donner plusieurs explications : il y a le père de la jeune femme ; la présence des extraits de la bible, du prologue et de l’épilogue permet de « monter vers le haut ». A un moment il est dit que de là-haut ne nous viendra jamais que le silence. Mais moi, je suis assez optimiste : c’est vrai qu’il pèse sur nous une forme de destinée selon le milieu dans lequel on est né, selon les parents que nous avons eus, selon les gens que nous avons rencontrés ou pas, mais le destin devient une vie extraordinaire à partir du moment où on l’accepte et c’est exactement ce que fait cette jeune femme. Elle voit sa mère et les autres femmes subir le sort qui leur est fait et elle est la seule à considérer que ce destin-là ne lui convient pas. Elle imagine pour elle quelque chose de plus grand, de plus beau, de plus généreux.Le moment ultime de sa rupture avec le destin c’est le moment où elle quitte la maison. Et à partir de là il n’y a plus de destin : il y a une succession de choix, de décisions, d’enjeux, d’intérêts à défendre. Elle va construire quelque chose au quotidien, elle se sent maîtresse de sa vie. Si l’amour de sa mère et son père est déceptif, c’est que l’amour est à chercher ailleurs. Et la première qu’elle doit aimer c’est d’abord elle. C’est la définition du passage de l’enfance à l’âge adulte.
La narration
Le récit est fait à la 1ere personne, importance du « je » mais on passe d’une femme à une autre : la petite, la mère qui parle aux autres femmes mais pas à la petite. Il y a le récit de deux femmes qui racontent leur histoire. Il y a le carnet intime de la mère qu’on a retrouvé. Et aussi la gouvernante de la maison du père. Quel est le sens de ce « je », toutes ces femmes qui prennent la parole tour à tour ?
K.H. : C’est un « je » qui n’a d’existence que parce que la jeune fille s’y intéresse. Elle va utiliser ces différentes histoires pour l’aider à décrypter la réalité, comprendre les choses du passé. C’était une manière de faire émerger ces voix-là, de découvrir l’état d’esprit dans lequel elles se trouvaient à un moment de leur passé.
Vous vous adressez parfois au lecteur : vous voyez – vous comprenez – Que je vous dise aussi Pourquoi ?
K.H. : C’est un texte écrit au présent, ce qui est assez difficile à maîtriser : tout de suite on se retrouve à écrire des choses aussi banales que je me lève, je bois, je ferme la porte. A l’imparfait ce serait tout de suite plus beau, plus chic. Le présent vous ancre dans une banalité des gestes qui vous force à être très précis. Et une façon de faire que le présent ne soit pas uniquement celui de la description, a été de faire une sorte de dialogue entre la jeune fille et le lecteur. Interpeler le lecteur, s’assurer qu’il a bien compris c’était une manière de redynamiser les choses et d’inclure le lecteur dans quelque chose d’un peu statique.
On ne peut s’empêcher de penser que ce récit se passe dans la société arabo-musulmane ?
K.H. : Si le lecteur le pense, je n’ai rien à dire. Mais ce n’était pas mon intention, ce n’était pas mon projet. Mais si c’est reçu ainsi… Il y a encore beaucoup à faire sur la question de la liberté, du libre arbitre, du choix et pas seulement ailleurs.
Kaoutar accepte de lire un dernier passage du roman où la jeune fille évoque une seconde naissance qui va lui permettre de faire seule l’expérience du monde, d’affirmer qui elle est.
…Le temps a transformé ce que j’étais. Et j’ai vu. La peur, la fragilité, le désarroi. La mort surgir – le couteau dans la nuit – et écorcher, lacérer, séparer mon corps de cet autre corps qui l’avait si longtemps porté. Et il faut l’avoir ce courage de quitter le ventre éternel des mères dans lequel ils sont encore si nombreux, hommes et femmes, jeunes et vieux, à se retourner, à errer, à étouffer, dans l’exiguïté, dans le noir, dans le silence, effrayés à l’idée de sortir – comme on dit : sortir du ventre de sa mère. Pétrifiés surtout à l’idée de devoir faire seuls l’expérience du monde. Je veux dire oser ouvrir les yeux – mais les ouvrir vraiment – et ressentir, au plus profond de soi-même, sans pouvoir s’y soustraire, la misère qui rôde dans toute la ville, les plaintes lancinantes des fantômes lassés de hanter les vivants, la tristesse d’être qui on est, ni exceptionnel, ni ordinaire… (p.105)