Nous lui avons posé des questions sur "Terre des affranchis" un premier roman publié en français, qui a pour toile de fonds la période Ceaucescu et la chute du communisme. Une occasion pour Liliana Lazar de nous parler de son pays d'origine, la Roumanie.
Avant de commencer, quelques mots pour vous présenter: Vous êtes née en 1972 en Moldavie roumaine, vous avez passé l’essentiel de votre enfance dans la grande forêt qui borde le village de Slobozia, où votre père était garde forestier. Vous avez étudié la littérature française à l'Université, ce qui explique peut-être que vous avez écrit ce livre en français et que vous parlez très bien le français. Après la chute de Ceausescu, en 1989, vous avez alors 17 ans, vous quittez la Roumanie et c’est en 1996 que vous arrivez en France et vous installez dans le sud de la France, à Gap, où vous résidez aujourd'hui.
C'est l'inoubliable Slobozia, dont le nom veut dire « terre des affranchis », village empreint de violence et de mystères, qui servira de décor à votre roman "Terre des affranchis", paru en 2009 chez Gaïa.
Quelques mots sur le livre « Terre des affranchis », sans dévoiler toute l'histoire, simplement pour aider ceux qui ne l’auraient pas encore lu.
Victor Luca vit avec sa sœur et ses parents dans une masure en retrait du village. Une famille pauvre et marginale qui a peu de contacts avec les autres villageois. Le père est un ivrogne, avec une jambe de bois, qui bat les siens tant qu’il peut. Mais un jour Victor, alors âgé d’une douzaine d’années, va prendre en mains le destin de la famille. Venu se promener près de la fosse aux lions, un lac aux abords du village,
il sent une complicité entre le lac et lui. Il a l’impression que le lac le protège. Alors qu’il s’apprête à rentrer chez lui, il aperçoit son père, titubant, une bouteille à la main. L’enfant n’en croit pas ses yeux : si son père est là, c’est que Dieu l’a envoyé pour que le fils s’en débarrasse. Et c’est ce qui va se passer. Avec l’aide du lac qui gonfle ses eaux, Victor va frapper son père et le noyer.
Victor Luca, victime innocente de la brutalité paternelle, va basculer dans une répétition terrible de crimes successifs entrecoupés d'efforts surhumains de rédemption. Quelques années après le meurtre de son père, alors qu’il est dans la forêt, il se trouve face à une jeune fille du village qui va se moquer de lui quand il lui demande de l’accompagner au bal du village le dimanche qui suit. Incapable de résister à une violente pulsion sexuelle , il l’étrangle. Les autorités locales vont faire une enquête pour trouver le coupable. Pour ne pas être démasqué, Victor va suivre les conseils de sa mère à qui il a confié son crime : il va se cacher dans la forêt…
Littera : Votre livre commence par un prologue. Quel en est l’intérêt ?
Liliana Lazar : Pour situer le cadre, pour permettre aux lecteurs de voir l’environnement dans lequel l’histoire allait se passer : la nature, le lac sont très importants. Je voulais aussi poser quelques repères historiques parce que dans ce roman il y en a plusieurs qui ont leur importance. L’histoire de la Fosse aux lions par exemple.
Tel un reflet des ténèbres, La Fosse aux lions se déploie au milieu de la grande forêt moldave. Alui seul, ce nom sonne déjà comme un mystère. Les légendes les plus folles courent sur ce lac... L'histoire raconte qu'au XVIe siècle le Prince Etienne le Grand, voïvode de Moldavie, a livré non loin de là une terrible bataille. Battus en retraite, les Turcs avaient tenté un ultime repli dans cette épaisse forêt en bordure du lac. Acculés jusqu'à la rive, ils furent tous poussés à l'eau et noyés par les soldats d'Etienne. Depuis l'endroit est comme maudit. D'ailleurs rares sont les habitants de Slobozia à oser s'en approcher. Une vieille coutume veut que l'on donne des noms bibliques aux lieux. Aussi le lac avait été rebaptisé "La Fosse aux lions", en référence à l'effroyable épreuve que le prophète Daniel avait affrontée dans l'Ancien Testament. En rebaptisant le lac, les habitants permirent à "La fosse aux lions" d'effacer le souvenir terrible de "La fosse aux Turcs". Mais à voix basse, les vieilles femmes vous le confieront :
"La nuit, les ossements des soldats turcs, qui depuis des siècles gisent au fond du lac, remontent lentement à la surface" .
Certaines affirment même que, par temps clair, elles ont vu leurs âmes tourmentées planer au-dessus de l'eau. On les appelle "les moroï, les "morts-vivants"...
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Littera : Mais je crois qu’il y a plus que ça dans le prologue : on y trouve déjà tous les éléments qui feront la suite du livre, à savoir la religion, le péché, le crime, la culpabilité, la transgression, la punition, le merveilleux …
Liliana Lazar : Oui, mais c’était d'abord pour poser le cadre. Je voulais présenter un village roumain, montrer déjà l’importance de la religion, de la superstition. On m’a souvent demandé de définir mon roman. Ce n’est pas une fresque historique, ce n’est pas un roman social, pas vraiment un thriller, ni un roman religieux même si la religion a beaucoup d’importance…
Littera : C’est tout ça à la fois, c’est ce que nous allons découvrir. On aimerait faire découvrir le livre à travers ses personnages. Mais avant, arrêtons-nous quelques instants sur le décor : deux dimensions s’opposent :
p.116 : Le cimetière était situé sur la colline, à l’écart des habitations. Pour les villageois Slobozia symbolisait le monde civilisé, c’est-à-dire l’espace ordonné et christianisé. La forêt en revanche, était le lieu du sauvage, de l’animalité et des forces païennes. Le cimetière marquait la transition entre ces deux dimensions : le raisonnable et l’instinctif, le sacré et le magique, la vie et la mort
Le lac, la forêt, c’est l’instinct, le païen, le Mal. Le village par contre, c’est la civilisation, la religion, le christianisé. Il semble qu’il y ait constamment une lutte entre ces deux forces tout au long de votre livre.
Liliana Lazar : Oui, entre le Bien et le Mal
Littera : Le Bien et le Mal, on peut dire ça ?
Liliana Lazar : Oui, on peut dire ça. Les scènes de sorcellerie, de magie, les crimes se passent dans la forêt.
Littera : Mais vous dites aussi clairement que le village est le lieu de la civilisation parce que lieu christianisé. Vous dites donc que c’est la religion qui a apporté la civilisation ?
Liliana Lazar : Oui, c’est la religion qui a apporté des valeurs, des valeurs qui ne sont peut-être pas celles de tout le monde mais partout où le christianisme est arrivé la société a changé.
Dans ce village l’Eglise est une autorité morale. Il n’y a aucune autorité civile qui incarne
ces valeurs puisque l’histoire se passe sous le communisme.
Littera : Nous allons essayer de connaître et de comprendre l’histoire à travers quelques personnages essentiels.
Le premier,Victor. Pourquoi Victor bascule-t-il dans le crime ?
Liliana Lazar : Il a d’abord tué son père. Le parricide engendre souvent une malédiction. On peut dire qu’il a été maudit le jour où il a tué son père. Après il y a plusieurs lectures, chaque lecteur trouve une explication. Il tue la fille, il a une pulsion meurtrière, il a un accès de colère et il l’étrangle. Du début à la fin on peut trouver une excuse à ses crimes. Mais c’est un lâche, à l’image de beaucoup de personnes qui trouvent toujours une explication à leurs actes, à leurs méfaits.
Littera : Quand il étrangle la jeune fille et qu'il commet les autres crimes, parce qu’il y en aura d’autres, c’est comme un instinct sauvage qui remonte en lui, un instinct sexuel ?
Liliana Lazar : Oui, on peut dire ça mais il y a des actes de sorcellerie : cette fille qui dansait près du lac autour de la mandragore, elle portait en elle… il y avait son odeur qui attirait Victor.
Littera : Souvent il commet ses crimes quand il touche ses victimes : la jeune fille dans la voiture, à partir du moment où il touche ses cheveux, il est complètement transformé et on a l’impression qu’il n’arrive plus à se contrôler.
Liliana Lazar : On peut dire qu’il est possédé par le Mal, c’est pour ça qu’il y a un désir de rédemption par la suite. Vous voulez savoir pourquoi il tue, si c’est sexuel… je ne sais pas… Quand un écrivain crée ses personnages, il les façonne longuement mais je voulais laisser au lecteur une certaine liberté, il comprend ce qu’il veut. C’est vrai qu’on peut dire qu’il y a une pulsion sexuelle quand il commet ses crimes. Quand il va au cimetière, il trouve une excuse : ils ont tué sa mère, leur geste est d’une grande bestialité, ils l’ont déterrée et c’est ce qui déclenche en lui une pulsion meurtrière. On peut toujours trouver une explication. Il y a une sorte de pacte avec le lac qui est maudit. Dans les légendes, en Roumanie, on dit que le diable se cache au fond des lacs, ce qui a son importance. Avec ce lac mystérieux, je me suis inspirée des croyances populaires : le diable vit au fond du lac, le souffle remonte.
Littera : Mais Victor lui, est protégé par le lac
Liliana Lazar : Il est protégé et il lui est redevable : le lac l’a sauvé chaque fois. Le lac lui a emmené son père, il l’a aidé à le tuer, il a caché le corps, il l’a caché quand la police le traquait … C’est difficile de dire qui est le plus fort : le Bien ? Le Mal ? Dieu ? Le Diable ? Moi, je voulais laisser à chacun une liberté de lecture, en fonction de ses croyances …
Littera : Mais c’est toujours comme ça la lecture, on lit avec ce qu’on est …
Liliana Lazar : C’est pour cela que je ne voulais pas expliquer.
Littera : Mais on aime quand même bien savoir ce que vous pensez.
Liliana Lazar : Mais je ne voulais pas qu’on pense que l’auteur dirige le lecteur. J’ai voulu garder une certaine posture d’observatrice… Ce personnage est là, ce n’est pas de ma faute : il commet des crimes, moi je l’observe. Sur un blog, une lectrice montrait sa colère en disant : j’ai bien aimé ce livre mais à la fin on se dit qu’on va le tuer, et il ne meurt pas ! Ce n’est pas de ma faute, les criminels ne sont pas toujours tués… J’ai beaucoup hésité …
Littera : Mais cet homme, on l’a trouvé sympathique malgré tous ses crimes !
Liliana Lazar : Ce qui me surprend, c’est que la plupart des lecteurs le trouvent sympathique, lui trouvent des excuses, et finalement, ils rentrent dans son jeu. Il suffit que Victor dise que ce n’est pas de sa faute, qu’il n’a pas voulu tuer et le lecteur se laisse duper. Finalement il a été piégé.
Littera : Mais il y a plus que ça. En fait il ne se sent pas responsable. Et moi aussi j'ai l'impression que vous avez voulu montrer qu’il n’est pas responsable. Il y a au-dessus de lui une force qui me fait penser au Fatum antique, ce que vous appelez dans votre livre la Providence. Parlez-nous un peu de la Providence, toujours là qui fait que les gens ne sont pas responsables, que leur destin est tracé … Qu’en pensez-vous ?
Liliana Lazar : Je ne suis pas d’accord avec vous, je n’ai pas cette impression. Chacun mène sa vie, fait ses choix. Les deux prêtres par ex. : Le Père Ilie décide de s’opposer au régime, il est torturé, il meurt, il a choisi : il savait ce qui l’attendait. Victor à plusieurs reprises aurait pu choisir : il aurait pu se rendre, personne n’a pris sa main pour l’obliger…
Littera : Vous pensez qu’il aurait pu agir autrement ?
Liliana Lazar : C’est vrai qu’il n’a pas eu beaucoup d’éducation, c’est un simple, il n’a pas beaucoup de personnalité. En même temps, sa mère et sa sœur l’aimaient beaucoup, il menait une vie cloitrée … La question est : est-ce qu’on a le choix ? A la chute du communisme, les gens se découvrent en héros … moi aussi j’ai été résistant …Les gens étaient lâches, ce qui se passe dans beaucoup de sociétés, voyez Cuba … Comment les gens acceptent-ils un tel régime ?
Littera : Chez Victor, il y a toujours cette idée de rédemption.
Liliana Lazar : Oui, parce qu’il a été élevé dans la foi.
Littera : Quand le Père Ilie vient pour lui apporter les livres à recopier, il lui demande : Est-ce que je vais sauver mon âme ?
Liliana Lazar : Pour les Roumains, je parle surtout des Roumains des villages, le plus important pour eux c’est d’être sauvés. Pour la mère de Victor, ce qui compte le plus, c’est qu’il soit sauvé.
Aux yeux de Dieu, ce qui est le plus important, c’est qu’il se rachète. Qu’il aille en prison ou pas peu importe, ce qui est différent d’une société comme ici où tout criminel doit purger sa peine.
Littera : C’est vrai qu’il n’y a pas de justice humaine dans votre livre ; seule existe la justice divine.
Liliana Lazar : C’est un peu ça.
Littera : Cette idée de culpabilité et de rédemption, c’est l’idée centrale de votre livre?
Liliana Lazar : Oui, tous cherchent à sauver leur âme, chacun cherche sa rédemption.
Littera : Face à Victor il y a un autre personnage : Daniel. Lui aussi a commis un crime, mais à l’inverse de Victor il va prendre sa destinée en mains au lieu de se laisser dominer par le destin. Quand il saura que Victor a commis plusieurs crimes, par une sorte de subterfuge, il va prendre l’identité de Victor pour lui donner la sienne, avec l’idée que Victor sera sauvé et que lui va expier à la place de Victor. Ce Daniel qui vit au bord du lac comme un ermite, un étranger, est quand même un personnage étonnant : dans ce contexte de violence et de corruption, Daniel représente-il le Bien ? L’avez-vous introduit parce que vous avez besoin d’un contrepoids au crime, en fait un rédempteur ?
Liliana Lazar : Non, parce qu’en fait il cherche à se sauver lui-même, à se racheter.
Littera : Mais en même temps il veut sauver Victor.
Liliana Lazar : Mais la question est : A-t-on le pouvoir de sauver quelqu’un ? Chacun essaie de sauver son âme mais peut-on sauver les autres, malgré eux ? Daniel vit à l’extérieur, il est l’étranger donc représente le Mal et les gens ne l’acceptent pas. Il va être le bouc émissaire et payer de sa vie. Il accepte parce qu’il sait qu’il doit payer pour être sauvé.
Chaque lecteur perçoit le personnage avec son vécu. Moi j’ai mon vécu de Roumaine et d’orthodoxe. Mais l’orthodoxie est très ancrée en Roumanie et l’idée de péché et de rédemption qui s’est un peu perdue dans les autres religions, a toute son importance dans l’orthodoxie. Il y a beaucoup de similitude avec le Sud de l’Italie, les fêtes, les processions …
Littera : Les femmes sont présentes par le personnage de la mère de Victor, Ana et de sa sœur, Eugénia. Quelle est la place des femmes dans la société roumaine actuelle ?
Liliana Lazar : Les femmes roumaines ne sont pas des femmes soumises. N’oublions pas que j’ai placé l’intrigue du roman dans un petit village où règne une sorte de fatalisme. Ana accepte que son mari la batte et comme beaucoup de femmes dans les villages, ne se révolte pas. Maintenant les jeunes ont moins de scrupules. Mais avant eux il y a eu une génération de femmes soumises qui portaient le deuil de leur mari décédé, qui ne se remariaient pas.
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Littera : Les prêtres : Dans le roman, deux prêtres ont un rôle important et symbolisent les deux types de prêtres qui existaient sous Ceausescu : ceux à la botte du pouvoir qui jouaient le double jeu et devenaient des indicateurs du pouvoir en place, et ceux qui résistaient, étaient torturés et bien souvent, mouraient sous la torture.
Y avait-il sous Ceausescu, d’autres formes de résistance ?
Liliana Lazar : Des artistes, des écrivains étaient assignés à résidence. Une ambiance délétère régnait et même souvent dans la même famille, les gens se dénonçaient. C’est ce qui arrive dans toute société totalitaire. Comme dans mon roman, beaucoup de prêtres étaient torturés.
Littera : Mais dans le roman, le Père Ilie peut pratiquer son culte comme il le veut dans le village.
Liliana Lazar : Ce n’était pas interdit mais il était surveillé. Un représentant de la Securitate écoutait ses sermons et avait compris qu’il était résistant.
Littera : Un autre personnage important est Ismaël. Ismaël, le Tzigane, est le sorcier. Il vit dans une cabane construite sous terre et il fait des séances de sorcellerie.
Ismaël était la conscience secrète de Slobozia. Peut-être plus encore que le prêtre qui confesse ses paroissiens, il connaissait les mystères que chacun voulait cacher. Il savait tout et voyait tout, comme il avait vu le Père Ilie quitter subrepticement la maison des Luca. Mais Ismaël était dans la forêt comme un moine dans son cloître. Jamais il ne livrait ses secrets. Dans cet univers où tout semblait le condamner, une place à part lui était réservée. Et c’était là tout le paradoxe de cette Roumanie officiellement sans Dieu, mais dans laquelle la culture chrétienne toujours présente restait traversée de profondes réminiscences païennes.
Quand vous dites de lui qu’il est la conscience secrète de Slobozia, que voulez-vous dire ?
Liliana Lazar : Les gens vont à l’église s’ils ont besoin de prier, s’ils ont un malade par exemple, mais parallèlement ils vont aussi voir le sorcier pour lui demander des séances de magie pour guérir un enfant, pour avoir un enfant ou toute autre demande. Mais ces affaires entre la population et le sorcier restent secrètes. Les gens se confessent au prêtre mais ne disent pas tout et parallèlement ils vont aussi voir le sorcier.
N’oublions pas qu’il vit dans la forêt et qu’il représente donc la force du Mal.
Littera : La sorcellerie rivalise-t-elle avec la religion ou vient-elle en complément des rites traditionnels et religieux ?
Liliana Lazar : Oui, elle la complète. Comme dans toute société christianisée, il existe toujours des réminiscences païennes.
Littera : Y a-t-il toujours des sorciers dans les villages à notre époque ?
Liliana Lazar : Oui, il y en a et ce sont surtout des femmes qui jouent par exemple le rôle d’exorciste.
Littera : Vous n’êtes pas tendre avec vos compatriotes. Si en plus, on lit ce que vous citez en exergue de la 2e partie ?
Il existe des âmes écrevisses
reculant continuellement vers les ténèbres
rétrogradant dans la vie plutôt qu’elles n’y avancent,
employant l’expérience à augmenter leur difformité,
empirant sans cesse,
et s’empreignant de plus en plus
d’une noirceur croissante.
Victor Hugo
Les Misérables
Quand on sait que ces mots sont employés par Hugo pour parler des Thénardier et que juste avant ce passage, il nous dit qu’ils devenaient des monstres, je vous redis : vous n’êtes pas tendre avec vos compatriotes.
Liliana Lazar : C’est vrai qu’on m’a souvent dit que je n’étais pas tendre avec mes compatriotes. Mais ce n’était pas par rapport à cette citation*. On me reproche de présenter les Roumains comme des lâches. Pourtant je pense avoir été objective : des Victor il y en a partout ; il ne faut pas dire que les Roumains sont à l’image de Victor.
Littera : Oui, mais il y a deux pages où vous parlez des Roumains et non pas de Victor. Si on lisait les deux pages du chapitre 12 …
Liliana Lazar : Mais cela se passe après la Révolution. Les Roumains ont subi tout ce que l’on sait pendant des années et tout d’un coup ils se sont sentis coupables. Ce sont les mêmes qui gouvernaient qui continuent et les gens ont accepté. Il n’y a pas vraiment eu d’exaction après la Révolution. Vous avez aujourd’hui beaucoup de députés qui étaient communistes, des hommes d’affaires qui ont acquis des entreprises à prix très bas, car eux connaissaient les ficelles. Ce ne sont pas les gens simples qui se sont emparés des richesses. C’est ce qui se passe partout.
Littera : C’est ce que vous dites quand vous écrivez p.176 : Oubliés les privilèges de la nomenklatura, amnistiés les anciens bourreaux de la Securitate, blanchis les profiteurs du marché noir, réhabilités les bureaucrates véreux, pardonnés les professeurs bien disposés à bourrer les crânes. Tout était effacé. Une véritable purge des consciences pour éviter d’avoir à faire celle des hommes.
Liliana Lazar : Je voulais épingler certaines personnes qui jouaient double jeu. Ils avaient servi ce régime, l’avaient maintenu et tout d’un coup voulaient apparaître comme des résistants.
Littera : C’est ce que l’on disait précédemment, ces gens-là ont échappé à la justice.
Liliana Lazar : C’est pour cela que quand vous me dites que je ne suis pas tendre avec mes compatriotes, n’oublions pas qu’il y a 23 millions de Roumains et je ne pense pas que tous les Roumains se sentent épinglés par moi . Mais c’est vrai que j’ai un regard assez critique parce qu’au bout de vingt ans, je vois ce qu’est devenu le pays : il ya toujours des profiteurs tellement riches, des gens qui crèvent de faim, des gens qui n’ont aucun scrupule et qui ont profité au maximum, se permettent de donner des leçons, se posent en sauveurs. Sans être amère, j’ai envie de critiquer. Je pense qu’on n’est pas tendre avec ses compatriotes quand on les aime. Même si je vis en France depuis treize ans, j’aime beaucoup la Roumanie et j’ai quelquefois la rage de voir qu’ils ne se secouent pas.
Littera : Dans ces deux mêmes pages vous dites que c’est l’Eglise qui a pris le pouvoir : (L’Eglise) constituait désormais le centre de cette nouvelle société démocratique. A l’heure actuelle, c’est toujours le cas ?
Liliana Lazar : Je ne veux pas dire que c’est l’Eglise qui conduit le pays. Je veux dire que les gens voyaient dans l’Eglise la seule institution qui représentait des valeurs et lui faisaient donc confiance. C’est vrai que l’Eglise se complait un peu dans cette situation, les gens faisant beaucoup de dons et le pouvoir est conscient de ça. Chaque fois qu’il y a des élections ou un événement, l’Eglise participe. Peut-être qu’elle pourrait prendre un peu de recul, de distance.
Des évêques ont collaboré et maintenant que les archives de la Securitate ont été ouvertes, on sait que des évêques actuellement en exercice ont collaboré. Maintenant il est difficile de dire dans une dictature, à partir du moment où des personnes n’ont pas été exilées ou torturées, qui a fait trop ou pas assez. Il faut parfois faire des compromis pour pouvoir résister.
Littera : Dans des pays comme la Russie où la religion était complètement interdite sous le communisme, on constate qu’elle a repris beaucoup d’importance. On a l’impression que les gens ont été tellement sevrés que la religion a repris une importance extrême. Vous parlez des dons qui sont faits à l’Eglise, c’est la même chose en Russie.
Liliana Lazar : En Roumanie aussi les gens donnent de bon cœur. Quand on construit une église, les gens font spontanément des dons, ce qui correspond en fait à une mentalité. Comme aux Etats-Unis d’ailleurs. Les gens font des dons pour aider l’Eglise à survivre. Ils sont persuadés qu’en faisant un don, en partageant, ils en tireront un bénéfice. Ils sauveront leur âme.
Littera : Pourquoi avez-vous écrit ce livre ? Vous auriez pu écrire un livre d’histoire sur cette période. Vous avez choisi la fiction. Quel rôle joue la fiction par rapport à l’histoire ?
Liliana Lazar : C’est un livre très ouvert qui permet à chacun d’interpréter comme il veut. Quelqu’un qui n’a pas de connaissance sur la religion aura plus de mal à le lire. Il y a des références théologiques. On m’a dit que j’avais tendance à faire de la pédagogie avec des passages explicatifs qui auraient pu être occultés. Mais je trouvais que c’était nécessaire pour des lecteurs qui ne connaissent pas la Roumanie
Littera : C’est vrai que vous voulez enfoncer le clou, vous voulez vraiment faire comprendre, faire connaître.
Liliana Lazar : Des lecteurs m’ont dit avoir découvert la Roumanie à travers mon livre.
* Le lendemain de notre rencontre, Liliana Lazar nous a fait parvenir la précision suivante : Cette citation fait référence à Victor, qui va s'enfoncer de plus en plus dans la spirale de la violence, elle ne visait pas les Roumains. Dont acte.