Gap -  Hautes-Alpes

Rencontre avec Serge Joncour

 

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Né en 1961. Son premier éditeur, Le Dilettante, a écrit : « Il est né un jour de grève générale. On lui en a longtemps fait le reproche. Depuis, il continue sur sa lancée. Très tôt il est allé à l’école, puis par la suite, il en est sorti. Il a passé son enfance entre Paris, la Nièvre, l'Eure et loir et le Valais suisse. Il a commencé des études de philosophie alors qu’il voulait faire nageur de combat. »
Venu à la littérature, il a publié son 1er roman, en 1998 ; de nombreux autres ont suivi :

- Vu. Le Dilettante, 1998
- Situations délicates. Flammarion, 2001
- In vivo. Flammarion, 2002
- UV. Le Dilettante, 2003
- L’idole. Flammarion, 2004
- Que la paix soit avec vous. Flammarion, 2006
- Combien de fois je t’aime. Flammarion, 2008
- L’homme qui ne savait pas dire non. Flammarion, 2009

La rencontre avec Serge Joncour a porté essentiellement sur ses deux derniers livres.

 

Littera : Vous avez publié votre premier livre en 1998, à l’âge de  37 ans. « Vu », un premier roman, une histoire complètement désopilante où on trouve déjà en germes  des petites choses que l’on retrouve dans « l’homme qui ne savait pas dire non » : des scènes loufoques, délirantes, un regard critique sur notre société (l’Audimat), un style décapant, le rôle de l’écriture …C’était déjà plein de promesses. L’écriture, vous y aviez touché avant ?

Serge Joncour : Je suis un peu solitaire et parler n’est pas quelque chose de naturel. Je suis plutôt contemplatif et ça tombe bien parce  que pour venir de Paris, sachant que j’arrivais de Budapest en train, il y a de quoi contempler ! Je dois dire qu’une grève ou un nuage de poussière, c’est un dérèglement qui fait que, à un moment, on va voyager autrement. Je suis venu en car jusqu’ici, et j’ai vu des paysages magnifiques, à couper le souffle...    On peut traverser toute l’Europe jusqu’à Bucarest et on n’est jamais vraiment saisi… On peut traverser la Bavière, ce qui est très joli, mais on n’est jamais saisi comme on peut l’être par ici… C’est un vrai trésor…
Avant d’écrire, j’ai pris le train. Très jeune, 13, 14 ans, jusqu’à 16 ans, j’aimais fuguer mais en prévenant et en laissant un mot. Il n’y avait pas de portable et les parents s’inquiétaient. Je faisais comme ça des parcours en train. Vous vous dites sans doute que je suis parti très loin de votre question, mais pas du tout. Quand on part seul comme ça, ces voyages que je peux faire, c’est comme une allégorie : voir des choses, il y a comme une envie après de les répercuter ou de les montrer, ou de les dire. Moi je ne suis pas bavard, et c’est très fatigant de parler. Les bavards, je suis très admiratif des gens qui ont une faconde, c’est généreux mais en même temps fatigant. Je n’ai pas cette énergie-là, ce souffle. Donc écrire c’était traduire autrement. A l’école, on voit des gamins qui se mettent à dessiner ; moi, mon attitude naturelle c’était d’écrire. Ecrire, à un moment ça connecte à l’humour dans la mesure où j’étais dans un collège un peu particulier, un peu sévère, qui ouvrait aux carrières militaires ou ecclésiastiques, où il n’y avait pas beaucoup de place pour l’humour. Moi je faisais des petits mots, des billets.

Littera : C’était pour vous évader de la réalité ?

Serge Joncour : Je ne sais pas ; On peut lire des livres pour s’évader de la réalité mais parfois c’est pour la retrouver, pour se retrouver soi-même. Moi c’était une façon d’entrer en contact. C’est un mode de communication avec le monde.
Il y a deux actes : écrire et écrire un roman, un texte. Ecrire un roman, un essai, un récit, on sait qu’à un moment ce sera fini, abouti, conclu, enfin homogène. C’est concevoir un tout. Avant j’étais dans une écriture de la dispersion. Et comme il n’y avait pas d’ordinateur, de fichier, tout était perdu. Je n’écrivais pas nécessairement pour en faire quelque chose. Les auteurs m’ont toujours impressionné parce que j’y vois des êtres  plus ou moins libres et qui avaient une forme d’expérience singulière, en plus d’un style. J’avais comme un complexe à me concevoir auteur un jour. J’ai mis du temps à me faire à l’idée. En même temps ça relevait du souhait, du vœu intime. Donc être auteur c’est se résoudre à ne plus écrire que pour soi…  J'écris un livre en ce moment, moi je l’écris pour savoir ce qu’il y a dedans. Je  l’écris pour moi, pour l’avoir, je n’écris pas pour quelqu’un, il n’y a pas de destinataire, c’est pour ça que c’est plus intéressant pour moi d’écouter un auteur parler que de parler moi-même.

Littera : Mais ce soir, pas de chance, c’est vous qui parlez, c’est vous qu’on écoute. Nous allons passer à vos livres. On va commencer par Combien de fois je t’aime ; Nous l’avons découvert après l’homme qui ne savait pas dire non et c’est émouvant. Ce sont des histoires d’amour, 17 nouvelles très courtes qui semblent avoir été écrites d’un trait, 17 histoires où l’amour est décliné sous toutes ses formes, amour du couple, amour filial, amitié, amour par internet : Les histoires sont souvent pathétiques : c’est le moment où on va se quitter, où le couple est à la dérive, où on se retrouve seul, ou seuls à deux, où l’on attend l’autre qui ne vient pas, où la maladie ou la vieillesse s’installe, où le désir d’enfant ne se réalise pas, où la différence d’âge est rédhibitoire, où la mort est en embuscade quelque part, où l’on perd un ami… Tous des classiques de l’amour, de la rencontre, de l’attente, de la déception, du désenchantement amoureux, de la rupture ...
Mais classiques, pas tant que ça : dans plusieurs nouvelles, il est question de l’amour par internet, de l’amour par le portable, par des chats ou des mails.
Un homme s’endort avec son portable à la main quand sa maîtresse n’est pas là, comme s’il lui tenait la main.
Un autre fait défiler sa vie  à travers le répertoire de son portable.
Un couple retarde le plus possible leur rencontre en se contentant d’échanges par mail
Un homme le soir de Noël donne un coup de pouce pour que sa maîtresse ne l’oublie pas
Un autre regarde au fond des yeux sa maîtresse à qui il envoie un message
Est-ce que ces outils nouveaux changent quelque chose à l’amour ?  Est-ce que c’est une autre façon d’aimer, de s’approcher, de se rencontrer, de se trouver ?

Serge Joncour : Oui, oui, oui… Ah oui ! Il y a un moment où j’ai réalisé que j’avais écrit un livre comme ça. Je rassemble mes textes… je vais voir mon éditeur, on a enlevé la moitié du texte. Je n’avais pas l’intention de faire un tableau, un panorama de la relation  seulement amoureuse ; j’ai souvenir d’une nouvelle où deux personnes du même sexe…Il se trouve que c’est inouï cette façon de rentrer en contact avec l’autre : le mail, les sites de rencontre, les plateformes où les gens se connectent et deviennent amis. C’est une façon prodigieuse de réinventer la rencontre. A travers mon expérience et celle de gens autour de moi, j’ai eu envie d’écrire là-dessus. Mais je ne suis pas très à l’aise avec le titre …

Littera : Le titre justement, on peut en parler ?

Serge Joncour : Non, non … je ne sais pas ce qu’il veut dire…

Littera : C’est vous qui l’avez trouvé ?

Serge Joncour : Non… Pour moi, il s’appelait « L’amour moderne »… Quand je travaille un texte, je finalise d’une façon telle qu’il n’y a pas grand-chose à changer, je suis un artisan avant tout, je fais des textes ; à partir de là la marge de manœuvre pour la discussion, le conflit avec un éditeur, ne reste que le titre. Comme il ne voulait pas de ce titre, j’avais envoyé par mail, plus de cinquante titres et à un moment un titre a été coupé…

Littera : Ce n’est pas vrai !

Serge Joncour : Si, et moi je ne sais pas encore ce que ce titre veut dire!

Littera : Oui, mais nous lecteurs, on voit un titre comme ça, on imagine des tas de choses derrière ce titre … et vous nous dites « une phrase a été coupée » ! Vous vous rendez compte de ce que vous nous enlevez là ?

Serge Joncour : D’autant plus que je ne m'en suis pas remis, moi ; mais en même temps, ça c’est moi ! Ça ne se passe jamais comme prévu : je dois venir à Gap, et je mets trois jours… Dès lors que j’interviens ça ne marche plus, ça ne fonctionne pas.

Littera : Est-ce que l’amour par internet est tellement différent de l’amour disons classique ? C’est toujours la même solitude, la même rupture… On arrive à la même chose ?

Serge Joncour : Des rencontres, il y en a de plus en plus. Des sites comme Facebook amènent des êtres à se rencontrer, à parler, à échanger, à se voir probablement alors qu’ils ne se seraient jamais rencontrés. Tout cela crée du lien, et pas d’une façon artificielle. Moi qui ai toujours été attentif à l’écrit j’ai le sentiment de recevoir aujourd’hui des manifestations de l’autre par écrit cent fois plus qu’il y a dix ans.

Littera : Si vous aviez à séduire une femme, vous lui enverriez une lettre ou un mail ?

Serge Joncour : J’ai une amie qui vit avec un grand auteur ; il lui envoyait des fleurs par internet avec des messages standard ! Déjà la bonne nouvelle, c’est d’avoir quelqu’un à séduire. C’est déjà formidable quand on est dans cette position-là, avoir à séduire quelqu’un … je ne veux pas jouer les désabusés mais c’est quelque chose qui m’a un peu abandonné ! Pour répondre, il est plus facile d’avoir l’adresse-mail de quelqu’un que son adresse… mais il ne faut pas chipoter là-dessus, il y a des gens qui se réinvestissent dans l’écriture, obligés d’écrire des mails ; confrontés à la question de l’écrit, ils sentent bien qu’elle est déterminante, parce que envoyer un mail à quelqu’un, c’est d’une certaine façon se présenter. Tout ce qui remet le mot en scène… il y a quinze ans on disait l’écrit c’est fini.

 

Littera : Pour en revenir au sentiment amoureux, justement, vous avez une façon bien particulière de parler du sentiment amoureux : il y a le désenchantement, le temps qui passe, la solitude mais vous, ce sur quoi vous mettez l’accent, et c’est ce qui crée l’émotion, ce sont des instants, des petits gestes, des petits riens qui transcendent le présent et deviennent des instants de beauté, de poésie et qui montrent que l’amour est toujours là.
C’est par exemple cette nouvelle Si c’est pas de l’amour qui raconte l’histoire de ces deux hommes malades qui se trouvent dans la même chambre d’hôpital. L’un moins malade que l’autre se rend compte qu’on ne laisse jamais ses pantoufles au pied de son lit, signe qu’il n’est pas prêt à sortir. Mais un jour on lui met ses pantoufles au pied du lit, il est donc guéri et prêt à partir. Son compagnon par contre ne va pas bien. Lui s’en va, mais chaque jour il va revenir à l’hôpital pour revoir  son compagnon  alors dans le coma. Pour garder espoir, il va sortir chaque jour les pantoufles du placard pour les mettre au pied du lit et le lendemain quand il revient il refait le même geste.
Ce sont ces petits riens qui donnent du sens ? C’est ça le plus précieux ?

Serge Joncour : Vous avez bien résumé cette histoire et vous m’avez presque touché. Moi quand je parle de cette histoire je rappelle comme c’est difficile de se retrouver avec un inconnu dans 15m2, quelqu’un qu’on ne supporterait pas chez soi. Et là il y a une sorte de fusion qui se fait. Et pourtant cette relation-là, ce n’est pas de l’amour, pas de l’amitié, ce sont des instants où on est face à la détresse; cette relation-là elle ne signifie rien, je ne sais pas si des gens sont devenus amis sur cette base-là… En tout cas l’histoire de la pantoufle, c’est comme ça qu’il faut la raconter.

Littera : Vos personnages sont anonymes, ils parlent à la première personne.

Serge Joncour : Quand on a aimé un livre, on ne sait plus si c’est à la première ou troisième personne. L’étranger de Camus, c’est je ou il ?

Littera : C’est je. En quoi est-ce important que ce soit je ou il ?

Serge Joncour : J’ai écrit quelques livres, j’en ai lu mille fois plus et pour autant je ne sais toujours pas quelle est la bonne approche. Pour moi c’est affolant, je suis toujours incertain. J’ai écrit trois cents pages d’un prochain roman, je l’ai réécrit au il alors que je l’avais écrit au je. Mais avoir cette double écriture permet de travailler deux fois la même terre … je suis très sensible à cela. Mais je sais aussi que des auteurs sont parfois plus apparents à la troisième personne qui est un je artificiel. Moi j’aime bien lire un je

Littera : Est-ce qu’on se sent plus proche quand un livre est je ? Est-ce que pour le lecteur il y a un effet miroir qui joue plus ?

Serge Joncour : En fait j’ai  peur qu’il y ait comme une mutation : on est environné de fiction, on a cent cinquante chaînes de télé chez soi, il sort vingt films par semaine, j’ai le pressentiment que la place de la littérature c’est d’être dans une forme de contact, de proximité inédite  qui est plus patente au je. Peut-être allons-nous vers une littérature du je. Si j’avais plus d’éléments de réponse, j’en serais moi-même soulagé. Mais je me guette et je me sens de plus en plus sensibilisé par un roman qui est à la première personne.

Littera : On en vient à votre deuxième livre L’homme qui ne savait pas dire non.
         Grégoire Beaujour, le héros du livre, père de famille divorcé, mène une vie assez terne, quelconque. Il a une faille bien particulière : il ne sait pas dire non. Non seulement il ne sait pas dire non à toute requête ou proposition venant des autres, ce qui pourrait être pris comme gage de gentillesse et de totale disponibilité, mais son point faible est pris au pied de la lettre : il est incapable de prononcer la syllabe "non", butant sur le mot perdu il ne sait comment, un mot pourtant essentiel dans la vie de tous les jours. Ne pouvant dire non, il est devenu celui qui dit oui à tout, même si il essaie de trouver des solutions pour refuser. Mais son handicap a toujours le dessus. On imagine son angoisse. Les scènes cocasses s'ajoutent les unes aux autres : il ne peut refuser le nième café que lui proposent ses collègues dans la même journée. Il se retrouve en train de poser une étagère chez un collègue à qui il n'a pu dire non. Et quand une histoire d'amour commence, répondre oui à chaque question de l'être aimé peut conduire à des situations pour le moins cocasses. Sans oublier que Beaujour travaille dans un institut de sondages ; c’est lui qui fait les enquêtes d’opinion : rongé par son angoisse du non et donc de réponses qui s’opposent, il manipule les questions posées aux sondés pour éliminer le non dans les possibilités de réponse, ce qui va faire de lui le centre d'une manipulation imaginée par son patron : celui-ci va utiliser le savoir-faire de Beaujour au profit d'une entreprise qui veut délocaliser sa production avec l'assentiment de ses salariés…
Toujours à la recherche du mot perdu, il va se retrouver dans un atelier d'écriture, nommé "L'ouvroir des mots perdus", ce qui va lui permettre de remonter le fil de son histoire, cherchant le "vestige d'une mémoire inconnue" qui serait à l'origine de son point faible.
 Ces séances d'écriture vous permettront d'intercaler dans l'histoire de Beaujour des "broderies" qui remontent l'histoire de sa famille depuis les plus lointaines origines, jusqu'à ces dernières années.
D’où la forme bien particulière du livre : un récit romanesque avec l’histoire de Beaujour, les situations souvent cocasses, parfois tragiques dans lesquelles il se trouve, un récit à la 3e personne, et ce récit est entrecoupé des broderies, écrites en italique dans lesquelles Beaujour recherche l’explication de son point faible (écrites à la 1ere personne).
Pourquoi cette construction ? N’avez-vous pas pris le risque de casser le récit ?

Serge Joncour : Le livre, je le conçois comme je le ressens. Est-ce que le récit est fragmenté? Il fallait que ça se passe comme ça. Ces textes qu’il écrit permettent de mieux le connaître. C’est un livre avec deux niveaux d’écriture, avec deux parti-pris, un qui est dans la comédie assumée et l’autre dans le délire poétique, maïeutique, et d’une écriture différente.

Littera : L’écriture des Broderies est très lyrique.

Serge Joncour : Je ne voulais pas écrire seulement une comédie. L’histoire des référendums européens me faisait rire mais en même temps, ce n’est pas drôle… faire revoter les pays les uns après les autres jusqu’à ce qu’ils disent oui, j’ai trouvé une sorte de farce de l’histoire.

Littera : La réalité dépassait la fiction.

 Serge Joncour : Quand j’écrivais l’histoire du sondage où le sondé se retrouve en train d’accepter la délocalisation de son usine, ça me semblait excessif, mais aujourd’hui, dans tout plan de licenciement, il y a une alternative qui est proposée : par ex. aller travailler en Tunisie pour 130 €. Chaque fois je me dis « mince ils m’ont piqué l’idée ». Je trouve ça très énervant.

Littera : Pour le lecteur, c’est très jubilatoire.

Serge Joncour : Merci de me rassurer là-dessus.  Moi je pensais forcer le trait et finalement on y est pour de vrai. Beaucoup de plans de licenciement proposent de délocaliser les employés.
Notre rapport avec le oui… dans les années soixante, ma génération était dans une sorte d’assentiment permanent parce que l’avenir était très prometteur. Les promesses n’en finissaient pas, on était dans une sorte d’euphorie du consentement et puis ça s’est un peu enrayé… J’essaie toujours d’être un peu décalé ou poétique mais il y a toujours un moment où le réel l’est mille fois plus : il a suffi de quelques grains de poussière (1) pour dérégler complètement le système, quelques grains de poussière qui poussent la poésie… peut-être qu’on ne les sent même pas là-haut, les avions auraient pu s’ébattre… Le réel est mille fois plus inventif, plus poétique que notre imaginaire. Mon personnage, il est un peu de cette civilisation qui va revoter et qui la troisième fois dit oui. Le non a du mal à exister aujourd’hui. Dans la revendication des années 70 - 80, il y avait une possibilité  de contre-projet, d’une alternative et là il y a comme une résignation. Mais Beaujour, ce n’est pas un timide. Quand Marie-Line lui demande si ça le dérange qu’elle fume, il répond oui, ce qui ne se fait jamais ; mais en même temps, quelle liberté d’arriver à dire à l’autre, oui ça me dérange ! Ces petits actes-là il faut les poser d’une façon permanente.

Littera : C’est comme ça qu’il séduit la jeune femme.  

Serge Joncour : Et c’est ce qui est paradoxal parce que pour le coup, elle considère qu’il a un sacré tempérament. Ce non est un mot qui se délite et démonstration est faite qu’il suffit de perdre un mot pour que tout se délite, un seul mot de son vocabulaire pour que tout s’effondre, ce qui veut dire que chaque fois que j’apprends un mot nouveau, j’ouvre tout un pan de ma liberté : plus j’ajoute de mots à mon vocabulaire, plus je deviens libre. 

Littera : Vous maniez l’humour d’une façon très jouissive et on plonge souvent dans l’absurde : les pages où  Beaujour va faire son marché semblent être écrites par Pérec ou font naître des images à la Tati. Quel rôle faites-vous jouer à l’absurde ?

Serge Joncour : Il est toujours affleurant ; j’ai toujours pris le temps de regarder, de me regarder faire. Quand je vais au marché dans mon quartier c’est un peu comme ça : j’aime bien dire bonjour, je ne suis pas méchant, je peux avoir des phases comme ça, une façon de me soulager d’une vision que j’ai de moi par moment : quelqu’un qui n’est plus hermétique à son environnement. C’est un problème d’être trop réceptif. J’essaie à tout moment de calculer où chacun en est de son étanchéité à son environnement et je crois qu’on est tous sur des modalités différentes, il y a comme des réglages, des thermostats en nous différents. L’absurde chez moi il n’est pas recréé, il est restitué. Ce n’est pas un parti-pris, c’est simplement une disposition. Il y a dans le roman un exercice, une référence qui s’appelle l’ouvroir des mots perdus. Ce sont des gens qui m’amusent beaucoup, l'OuLiPo(2)

Littera : Vous en faites partie ?

Serge Joncour : Non, je fais des jeux avec eux mais je ne suis pas membre parce que je ne suis pas suffisamment rigoureux. Je fais une émission à la radio où il y en a quelques-uns, des jeux littéraires à France Culture, Des Papous dans la tête, il y a une fraction armée de l'OuLiPo qui sévit à l’intérieur des Papous. Ils sont plus définitifs dans leurs contraintes et moi ce que j’aime dans la contrainte, c’est de ne plus la respecter et parfois même de l’oublier. Quand on fait un lipogramme, c'est-à-dire un texte sans se servir d’une lettre comme l’a fait Pérec, moi à un moment je vais en laisser un, un a qui traine… il y a un moment où la contrainte m’est trop contraignante. Mais en même temps, j’aime l’idée de ces gens qui jouent avec du tact, comme si c’était une pâte à modeler ; j’ai fait des ateliers d’écriture avec l'OuLiPo – l’atelier d’écriture, je ne sais toujours pas ce que c’est, mais j’en fais – et c’est parfois drôle parce que c’est jouer avec l’écriture et l’humour c’est aussi une des dimensions de l’écriture.   

Serge Joncour est interviewé par Anne-Marie Smith (Littera 05)

Littera : Quand vous écrivez p.176 : C’est comme ça que dans une vie on se retrouve tour à tour baptisé, scolarisé, communiant, et que bien plus tôt encore on se fait élever au lait en poudre … dans la foulée au gré des propositions, il se sera aussi retrouvé scout, louveteau avant, communiste pratiquant, titulaire de trois comptes en banque, quinze crédits… il aura été grand fumeur, joueur d’échecs, adhérent de sports plus ou moins collectifs, franc-maçon, noctambule, inscrit à des cours de yoga, levé tôt, socialiste, zen, bouddhiste … etc …    Là aussi vous jouez quand vous écrivez ?

Serge Joncour : Là pour le coup je me soulage de ce que je considère comme une contradiction, le fait d’être chez les Jésuites et d’être inscrit aux Jeunesses communistes et bien d’autres choses encore que j’ai balancées , une manière de jeter le paquet mais on n’y croit pas une seconde, parce que ce n’est pas crédible, mais ça m’a nourri . J’étais aux Jeunesses communistes (et à mon époque l’objectif c’était de créer une Université ouvrière) et j’allais à la messe. Très longtemps j’ai cru que je manquais de caractère parce que j’étais dans ce laxisme, ce consentement.

Littera : Beaujour, c’est vous ?

Serge Joncour : Oui, en bonne part … Le fait de dire oui c’est aussi aller vers des histoires, des rencontres, alors qu’une réticence légitime aurait dû vouloir qu’on s’en abstienne. Aller voir tout ça m’a fait du bien mais la rançon c’est la dispersion : mes fondations, mes repères sont multiples, je dois à certains de cette cellule qui était déprimante, de croire au parti communiste   mais je dois à Frère U… de savoir chanter ou d’avoir appris le latin quand bien même c’était avec un poing américain – nous avions un frère instructeur qui avait un poing américain dans la poche et qui n’hésitait pas à s’en servir – Tout cela, c’était comme des voyages, à tout le moins des aventures spirituelles, ce qui donne une forme de souplesse psychologique pour se mettre dans la peau d’un personnage. Le fait de ne pas avoir trop de caractère m’a permis d’en essayer plusieurs. A travers l'écriture j'ai pu créer des personnages différents, y compris à la radio.  

Littera : Vous avez écrit le scenario de l’adaptation du livre de Tatiana de Rosnay « Elle s’appelait Sarah ». N’est-ce pas trop difficile d’adapter un roman que l’on n’a pas écrit ?

Serge Joncour : Ce qui est plus difficile c’est d’adapter un roman qu’on a écrit. Il peut se passer plusieurs années entre l’écriture du roman et l’adaptation et s’y remettre pour le réécrire sous une forme différente est difficile. Un roman pour un auteur est comme une strate de sa généalogie. Je vois dans un livre la séquence de vie autour de laquelle je l’ai écrit. Un livre c’est un souvenir personnel. Par ex mon premier livre édité Vu, je l’ai écrit dans une espèce de grâce, de légèreté, de bonne humeur particulière qui fait qu’il y a un souvenir un peu solaire.  Réaliser un film suppose une énergie considérable et moi je ne le ferai jamais. En plus je ne suis plus le même. L’avantage d’être cyclothymique à l’échelle d’une vie fait qu’on n’est jamais très sûr : qui vais-je rencontrer… Quand je me réveille le matin, je ne suis pas sûr...      

Sachant que Serge Joncour voulait dans sa jeunesse devenir nageur de combat, un lecteur lui demande si l’on peut voir un lien entre nageur de combat et l’écriture :

Serge Joncour : Oui l’écriture c’est un conflit à résoudre. Ecrire un roman c’est une guerre à mener. Je pense au roman de Mauvignier Des hommes Il faut une opiniâtreté et à un moment je sens de la part de l’auteur qu’il y est allé d’une façon féroce. Moi je suis dans un temps libre depuis vingt cinq ans, donc il faut des phases de discipline qui doivent structurer. Si l’on revient à l'OuLiPo, on peut dire que ça permet de faire des textes avec une contrainte en un temps donné ; et la plupart du temps les textes faits sous contrainte, en un temps donné, sont toujours meilleurs. Moi je pense qu’on écrit toujours sous la contrainte. Ecrire un roman ou le commencer, c’est se projeter dans une contrainte pour que soient cohérents son histoire, son propos ou ses personnages. En fait il n’y a pas d’écriture sans contrainte.

Littera : Mais vous n’écrivez pas la même chose dans votre livre. Vous ne parlez pas de cette contrainte : si je lis il n’y a qu’à se lancer, les mots viendront d’eux-mêmes, il suffira juste de les laisser galoper

Serge Joncour : ça, c’est ce que lui dit le maître de l’atelier d’écriture. Les ateliers d’écriture sont souvent menés par des personnages qui ont une forte personnalité et je l’ai un peu associé à des souvenirs de Vénérables en maçonnerie qui sont pour le coup d’un rayonnement, d’un charisme et d’une autorité un peu englobantes et à partir de là on obéit. S’il remonte la généalogie de sa famille jusqu’au paléolithique, c’est parce que le maître lui a demandé de le faire et comme il ne sait pas dire non il écrit jusqu’à la ressource même de son imaginaire.

Littera : Et la psychanalyse ? Vous la malmenez quelque peu ? Quand il essaie de trouver la réponse à son handicap en remontant jusqu’à l’époque glaciaire !

Serge Joncour : Si la psychanalyse veut être cohérente avec elle-même, il faut remonter jusqu’à l’époque glaciaire au moins !

Littera : Pour revenir à votre livre, Beaujour a-t-il trouvé une solution à son handicap ?

Serge Joncour : Oui, à la fin. Il est dans une scène, dans une disposition, dans une sorte de bain … ça peut arriver des choses comme ça dans la vie, où on rencontre comme un moment de grâce, on a l’impression …. Hier par exemple, j’étais à l’hôtel à Grenoble et comme souvent dans la région, il y avait des livres à l’hôtel. On n'est ni dans l’excès de gaieté ni dans l’excès de désespoir. C’est juste parfait, on se sent juste bien.  A la fin, Beaujour est dans cet état-là.

Littera : Lisons la fin justement : C’est un dialogue entre Marie-Line et Grégoire :
- Dites Grégoire, je voulais savoir, vous croyez que c’est possible de toujours rester là, de se le promettre en tout cas … ?
- …
- De toujours être bien, de ne jamais se quitter.
- …
- Vous ne répondez pas ?
- …
- Grégoire, vous croyez que quelque chose pourrait nous en empêcher, de rester là, toujours, de ne jamais nous quitter, d’être bien, dites, Grégoire, répondez-moi, vous croyez qu’on pourrait nous en empêcher ?
- Non.

Serge Joncour : C’est un non en italique. C’est le non des Broderies … Dans un de mes romans U.V. à la fin il y a un coup de feu et on ne sait pas qui a tiré. Quand ce roman est sorti, très vite Chabrol …Je l’avais écrit en pensant un peu à ça. On écrit sous influence, il y a aussi des cinéastes qui nous influencent et moi je voulais faire un roman chabrolien. Deux mois après la parution du livre, Chabrol achète les droits ; il en a écrit le scénario, mais ça ne s’est pas fait pour des raisons de relations personnelles avec le producteur. Ce qui l’intéressait lui, c’est que celui qui est mort ce n’est pas celui que j’avais imaginé et Chabrol voulait faire jouer ce rôle-là par son fils ce qui lui permettait de tuer son fils dans le dernier plan. C’est compliqué la famille Chabrol, ils travaillent en famille. Il pouvait faire une fin autre que celle que j’avais imaginée puisque dans le livre la fin est ouverte. Ne pas être trop précis… à un moment j’ai envie qu’on s’arrête. La question de la fin c’est comme celle du pronom je … A quel moment estime-t-on qu’on a déroulé toute la pelote ? A quel moment est-il bon ou sain ou humain ou chrétien d’arrêter son roman ? J’aime bien l’arrêter sur une équivoque. Mais souvent parce que moi-même je ne suis pas très … 

Littera : Tout au long de votre livre il y a de l’ambivalence.

Serge Joncour : Oui, mais il y a un parti-pris qui est clair dans le roman, il ne peut pas dire non. Je vous sens déçus … Mais il n’y a qu’à voir autour de nous, moi je guette la réponse, je la guette : est-ce qu’on a dit non d’un non collectif ? Ce non collectif, il parait abstrait mais il existe… On a tous été piégé par cette histoire du nuage mais en même temps il y a une prise de conscience de nous tous très concrètement, comme quoi dans le fond l’humain n’est capable de réenvisager les choses qu’à partir du moment où ça se passe très mal. Il n’y a que dans la crise… On arrête de boire que quand on est attaqué du foie !
Quand le non apparaît, quand une autorité politique décide unanimement non on ne vole plus , le non est saisissant à partir du moment où on dit non on ne vole plus, les cinq premiers jours c’était on ne discute pas et puis on a essayé de négocier . Mais c’était un non dans toute sa splendeur.

Littera ; Mais des non, il y en a eu au cours de l’histoire ? Toutes les révolutions, ce sont bien des non fermes ? 1789 ?

Serge Joncour : Si vous croyez encore à la révolution, je le prends comme une bonne nouvelle. On peut aussi considérer qu’on l’a faite et que ça ne se passera plus. Mais se focaliser sur 1789, ça fait quand même trois siècles !

Littera : Ce n’est pas vous qui devez dire ça alors que vous remontez jusqu’à l’époque glaciaire !

Serge Joncour : ça va finir très mal !!!

Serge Joncour a rencontré des élèves de 2e et 1ere du Lycée Aristide Briand
avec leur professeur de Lettres Laurence Silva

Littera : Pour terminer : on a beaucoup aimé un inédit que vous avez écrit à la demande de la revue Traversées (3) dont vous avez été l’invité avec David Foenkinos en début d’année 2010. En voici un extrait :
… Un inédit pour la revue Traversées, ce serait peut-être l’occasion de saluer, de dire merci, comme ça, à des présences qui sont là, des lecteurs qui ne font pas que lire, des lecteurs, des lectrices souvent, qui au-delà de simplement aimer un livre à un moment, donnent l’envie de le faire partager. Un livre, une fois qu’il est publié est bien seul face à son lecteur, alors la vraie chance pour ce livre, c’est quand le lecteur, une fois qu’il a refermé l’ouvrage, a envie de ne pas en rester là. On ressent cela parfois, après une lecture forte, ce désir de le dire autour de soi, d’inviter les autres à aller voir. C’est généreux, c’est humain, c’est vital surtout. C’est à partir de là que le livre n’est pas qu’une affaire d’intimité, mais qu’il ouvre à l’autre. Un livre, c’est une conversation que nous tient curieusement un volume qu’on tient affectueusement entre les mains, qu’on emmène avec soi par la main, dans son sac, avec lequel on prend le train, et parfois même avec qui on se couche. Ce n’est pas rien un livre, pour un temps ça peut même être ce que l’on a de plus proche, pour un temps !
Alors que ces quelques lignes me servent pour rendre hommage à ceux qui font ce don-là, non pas seulement de lire un livre, mais d’en parler après, de le faire circuler, de le répandre, de lui donner vie, que ce soit au travers d’un article, d’une revue comme « Traversées », d’une recommandation à une amie, un ami, que sais-je, ce sont eux les passeurs, un livre est comme la roue d’un moulin, sauf que ce n’est pas l’eau ni le vent qui le fait tourner, mais les mains, et les bonnes volontés. Merci à elles. Merci à vous. Merci d’éviter que certains livres ne fassent la traversée… qu’en solitaire !

Etre des passeurs, c’est comme ça que Littera aime se définir.

(1) Allusion au volcan islandais Eyjafjöll.

(2) l'OuLiPo
 : L'OUvroir de LIttérature POtentielle a été fondé le 24 septembre 1960. L'Oulipo propose des contraintes pour la composition des textes, explore des combinatoires mathématiques pour en concevoir de nouveaux. Les Oulipiens transforment, manipulent des textes littéraires existants.

(3) Traversées est une revue littéraire trimestrielle publiée en Belgique.