Histoire d'un livre :
Un rappel pour ceux qui ne connaîtraient pas l'histoire du Prix Renaudot de l'année 2004 : Ce prix est allé à un roman posthume, écrit il y a soixante deux ans, par une jeune femme juive, d'origine ukrainienne, exilée en France, morte à Auschwitz à l'âge de 39 ans. L'histoire n'est pas finie : ce livre, qui est un livre inachevé, aurait dû disparaître à jamais dans la tourmente de la guerre 1939-45; mais c'était sans compter avec le courage et l'amour d'une petite fille pour sa mère. Denise, la fille aînée d'Irène, aurait pu avec sa petite soeur Elsabeth, subir le sort de leurs parents, emmenées vers un quai de gare, en route vers Auschwitz, dans un wagon plombé. Mais les deux fillettes, confiées à une tutrice à qui elles doivent la vie, cachées dans des caves, trimballées d'un couvent à un autre, jamais abandonnées par Albin Michel, l'éditeur de leur mère, seront sauvées et c'est Denise qui n'oubliera jamais la valise que sa mère lui avait confiée en partant et qui contenait des papiers et des photos de famille et le précieux manuscrit. Ce n'est qu'en 1975 qu'elle se décidera enfin à ouvrir cette valise, pour y trouver le manuscrit qu'elle ne fera publier qu'en 2003; avant, elle l'aura recopié à la main, en s'aidant d'une loupe, pour déchiffrer l'écriture minuscule dans laquelle sa mère avait rédigé son manuscrit afin d'économiser l'encre et papier qui se faisaient de plus en plus rares. Puis elle confiera le manuscrit à l'IMEC (Institut Mémoire de l'Edition Contemporaine). Au même moment sa soeur Elisabeth Gille écrivait "le Mirador",(2000) une "biographie rêvée" de leur mère, Elisabeth qui devait décéder quelques mois plus tard, emportée par un cancer qu'elle avait évoqué dans son livre "Le crabe sur la banquette arrière"(1994). C'était le deuxième livre d'Elisabeth, le premier étant "Un paysage de cendres"(1996) dans lequel deux petites filles attendent le retour de leurs parents emmenés vers les camps de la mort.
Quelques mots sur la vie d'Irène Némirovsky :
Fille de riches bourgeois ukrainiens, née à Kiev en 1903. A dû s'exiler avec sa famille après la révolution russe, à 19 ans; se sont installés à Paris où Irène connait très vite la gloire, après la publication de "David Golder", roman qui caricature le milieu juif des affaires; on lui reproche d'avoir un discours antisémite qu'elle récuse mais sa relation avec ses origines sont complexes.
Ele épouse un homme d'affaires juif, Michel Epstein. La nationalité française leur est refusée mais ils font confiance à l'état français en pensant qu'il les protégerait face à la montée du nazisme.Ils refusent de quitter Paris mais acceptent d'envoyer leurs deux filles dans le Morvan. Quand les premières lois antijuives sont promulguées, bien que tous deux soient baptisés, ils portent l'étoile jaune. On leur interdit, elle de publier sous son nom, lui de continuer ses affaires. Ils se sentent lâchés par la France, leurs amis et rejoignent leurs filles dans le Morvan. C'est là qu'elle écrira "Suite française" sans pouvoir le terminer. Elle est arrêtée par la gendarmerie française le 13 Juillet 1942, devant ses deux filles à qui elle dit qu'elle part en voyage. Son mari qui fera l'impossible pour la sauver, sera à son tour arrêté en octobre, déporté à Auschwitz, gazé à son arrivée.
"Suite française" :
Ce livre a la particularité d'avoir été écrit sur le vif, pendant les premières années de guerre. Irène Némirovsky, réfugiée dans un petit village du Morvan occupé par les Allemands, avait sous les yeux la matière de son livre, à savoir la débâcle et l'occupation allemande. Elle vivait les évènements au jour le jour et les transcrivait dans ses petits carnets en espérant qu'on les lirait un jour : elle se savait condamnée, elle voyait que l'étau se ressérait autour d'elle et pourtant elle a voulu témoigner.
Ce livre est partagé en deux parties : "Tempête en juin" qui retrace cette débâcle et "Dolce" qui raconte l'occupation d'un petit villagepar les troupes allemandes
"Tempête en juin" : D'un chapître à l'autre, on suit des Français, toutes classes confondues, qui ont quitté Paris et se sont lancés sur les routes par peur des Allemands qui arrivent dans Paris. On assiste surtout à des scènes bien peu édifiantes de la société française en plein désarroi, qui se laisse bien souvent aller à ses instincts les plus bas. C'est chacun pour soi, chacun étant capable des mesquineries et des lâchetés les plus sordides; les grands sentiments de charité, de solidarité des "bons Français" volent en éclat et les quelques élans de générosité sont bien souvent le fait de gens qui ont peu à partager.
"Dolce" : Les Allemands sont maîtres de la France et on se retrouve dans un petit village de la France profonde, où les habitants sont obligés non seulement de côtoyer mais aussi de recevoir chez eux les soldats et les officiers allemands qui réquisitionnent les maisons. Les tensions sont exacerbées ... Le roman s'arrête au moment où les soldats quittent le village pour partir sur le front russe; la Russie vient de rentrer en guerre.
Rappelons aussi que ce livre est inachevé, qu'Irène Némirovsky voulait écrire une énorme fresque en cinq parties, à la manière de "Guerre et paix" de Tolstoï. Ce qu'il y a aussi de très intéressant dans ce livre, ce sont les deux annexes qui suivent le récit :
La première annexe retranscrit les notes manuscrites d'Irène Némirovsky sur l'état de la France et son projet "suite française", relevées dans ses cahiers, notes qui nous permettent de suivre les sentiments et le travail de l'écrivain qui écrit ce qu'elle pense des événements et de la rédaction de son livre.
La deuxième annexe nous fait découvrir la correspondance de 1936-45 entre Irène et sa famille et ses amis, et sa famille et ses amis entre eux après sa disparition. On découvre en particulier comment Michel Epstein, son mari, a lancé des appels au secours pour essayer de sauver sa femme, en particulier la correspondance entre Michel Epstein et Robert Esmenard, directeur des éditions Albin Michel et gendre d'Albin Michel qui sera fidèle à Irène et à ses enfants (quand leurs parents auront tous deux disparu).
(Présentation : Anne-Marie Smith)