" Quand on est petit, on ne sait rien. On ne sait pas où on est, qui on est, ni quelles questions poser … On est comme une feuille de papier vierge sans rien de marqué dessus ".
Hugo Hamilton a attendu d'avoir 50 ans pour raconter son enfance dans l'Irlande de l'après-guerre, une enfance racontée à la première personne, une enfance douloureuse et pleine de moments de bonheur. Son père est un nationaliste irlandais, qui impose des règles tyranniques à toute sa famille et en particulier à ses enfants : il est par exemple strictement interdit de prononcer un mot d'anglais, la langue de l'ennemi, sous peine de recevoir des coups de ceinture " pour le bien de l'Irlande ". Un père de plus, incapable de mener à bien une entreprise, qui commence toujours de nouvelles affaires pour les abandonner aussitôt parce que, incapable d'accepter des compromis, ces affaires sont toujours vouées à l'échec. Il devient ainsi tour à tour marchand de crucifix, de pétards, de chapeaux en papier, de bonbons, apiculteur… Un père dont il aimerait tellement être fier mais qui ne lui en donne pas l'occasion.
Mais heureusement pour réparer les claques données par le père, il y a la mère, une mère pleine de tendresse qui fait de gros câlins pour faire oublier les coups : " Ma mère, elle arrange tout avec des gâteaux, des histoires et des câlins qui vous font craquer les os ". Elle est leur bouée de sauvetage à laquelle ils s'accrochent, comme ils s'accrochent à son manteau pour ne pas se perdre : " Je m'accroche au manteau de ma mère parce que je ne veux pas vivre dans un autre pays qu'elle " C'est une femme allemande venue en Irlande tout de suite après la guerre, faire un pèlerinage pour prier en réparation de tout ce qui s'était passé en Allemagne. Elle parle donc allemand avec ses enfants et ses origines font d'elle et de sa famille, des " brack people ", des tachetés, des bigarrés qui sont marqués à jamais et rejetés par tout le monde. Elle se fait sans arrêt traiter de nazi et les enfants eux-mêmes sont maltraités. Franz le frère aîné, est appelé Hitler par les autres enfants et Hugo, le narrateur, est appelé Eichmann. On leur dit qu'ils sont coupables et qu'ils seront un jour attrapés, jugés et exécutés. Pourtant c'est en retrouvant un jour bien plus tard le journal intime que sa mère écrivait pour que ses enfants sachent un jour ce qui s'était passé, que Hugo apprendra beaucoup de choses sur l'Allemagne nazie, et en particulier que la famille de sa mère avait caché des Juifs malades. Il apprendra aussi bien d'autres choses douloureuses sur la jeunesse de sa mère dans l'Allemagne hitlérienne.
On suit ainsi l'apprentissage de ces enfants tiraillés entre plusieurs mondes, qui ne savent plus ce qu'il faut dire ou faire, ce qui est bien et mal face à des interdits bien souvent absurdes et incompréhensibles pour eux. Ca n'empêche pas Hugo d'expliquer, avec son langage à lui, comment il comprend les choses et le résultat est souvent savoureux et plein d'humour. Parce que c'est Hugo enfant qui raconte, avec son parler d'enfant, dans une langue épurée au maximum, sans effets de style , sans porter de jugement. L'enfant raconte ce qu'il vit, les faits vus à travers ses yeux et son émotion et le résultat est un récit d'une authenticité rare qui nous va droit au cœur : " Retrouver le langage de l'enfant a été long, et plus encore de créer pour ce texte ma propre langue. Celle de la rue, je n'y avais jamais eu droit "
1er extrait de " Sang impur":
Hugo essaie de comprendre et d'expliquer " leur différence " :
(…) Quand on est petit, on est comme une feuille de papier vierge sans rien de marqué dessus. Mon père écrit son nom en irlandais, ma mère écrit le sien en allemand et il reste un blanc pour tous les gens dehors, qui parlent anglais. Nous, on est " spéciaux ", parce qu'on parle irlandais et allemand et qu'on aime l'odeur de ces vêtements neufs. Ma mère a l'impression de se retrouver au pays. Mon père dit : votre langue, c'est votre maison. Votre pays, c'est votre langue. Et votre langue, c'est votre drapeau.
Mais nous, on n'a pas envie d'être spéciaux. Là dehors, en Irlande, on veut être comme tout le monde, pas un " parle-irlandais ", pas un Allemand, ni un Boche, ni un nazi. On nous appelle les " frères nazis " sur le chemin des magasins. On est coupables, il paraît, alors je rentre chez moi dire à ma mère que je n'ai rien fait. Mais elle secoue la tête : " Non, tu ne peux pas l'affirmer. Tu ne peux rien nier, tu ne peux pas contre-attaquer, tu ne peux pas te prétendre innocent. Ce n'est pas important de gagner. " Elle nous apprend à céder, à passer devant eux et à les ignorer.
Nous avons de la chance d'être en vie, elle explique. Nous vivons dans l'endroit le plus chanceux du monde, sans guerre, sans rien à craindre, avec la mer à côté et l'odeur du sel dans l'air. Il y a des tas de bancs bleus où on peut s'asseoir pour regarder les vagues, des tas de coins où nager. Des tas de rochers à escalader et des mares où pêcher des crabes….. Vous vivez dans un pays libre, elle explique, où il y a toujours du vent et où on peut respirer profondément, inspirer l'air jusqu'au fond des poumons….
Mais ça ne change rien. On nous crie : " Sieg Heil ! Acgtung ! Schnell, schnell. Donner und Blitzen ! Je sais qu'ils vont nous faire passer en jugement. Ils ont écrit des trucs sur les murs, sur le côté du magasin et dans les ruelles. Un de ces quatre matins, ils vont nous attraper et nous poser des questions et on ne sera pas capable de répondre. Je les vois nous regarder, attendre le jour où nous serons seuls et où il n'y aura personne dans les parages. Je sais qu'ils vont m'exécuter, parce que mon frère aîné, ils l'appellent Hitler, et moi, j'ai droit au nom d "un SS qui a été retrouvé en Argentine et ramené pour être jugé, à cause de tous les gens qu'il avait tués. (…)
2eme extrait :
La mère de Hugo leur raconte la montée du nazisme en Allemagne, les premières lois contre les Juifs :
" Un jour ils ont inventé une règle : les gens juifs n'auraient plus de nom, ni de figure non plus. Tout le monde devait faire comme s'ils avaient disparu. Aussi quand ils venaient sur la place du marché, on ne pouvait même pas leur dire bonjour "
3eme extrait :
Un autre jour c'est la construction du mur de Berlin qu'elle leur raconte :
" Les Russes avaient construit un mur en plein milieu de l'Allemagne, et les Britanniques et les Américains ne pouvaient rien faire d'autre que regarder. Il y avait plein de barbelés et de tanks dans les rues. Des gens partaient par les fenêtres, ils faisaient descendre les enfants avec des cordes, tout doucement. Une fois le mur construit, les gens essayaient toujours de s'enfuir de l'autre côté, mais on leur tirait dessus et on voyait des photos d'eux par terre : ils saignaient à mort et personne ne pouvait rien faire pour les aider " .
(Présentation : Anne-Marie Smith)