1946, Mathilde, jeune alsacienne, part pour le Maroc rejoindre Amine , son mari, qu'elle a connu à la fin de la guerre, alors qu'il était stationné près de Mulhouse avec son régiment. Très amoureuse de son beau saphi et pleine d'idéaux teintés de naïveté, Mathilde veut laisser derrière elle sa vie familiale étriquée aggravée par les cinq dernières années de privations : « Elle avait 19 ans, faim de tout et la guerre lui avait tout pris ». Ensemble, ils vont se battre pour faire fructifier une ferme héritée du père d'Amine, située à 25 kms de Meknès, terre rocailleuse et ingrate, entourée des domaines propères des riches colons.
Mais les illusions se heurtent vite à la réalité. Mathilde, isolée à la ferme avec ses deux enfants, ne peut s'intégrer à la vie citadine des femmes de colons et souffre de la méfiance des marocains car elle n'est pas des leurs : « Sa haute taille, sa blancheur, son statut d'étrangère la maintenaient à l'écart du cœur des choses, de ce silence qui fait qu'on se sent chez soi ». Amine, qui tente de développer son exploitation avec des techniques modernes mais n'arrive pas à obtenir des prêts bancaires, subit humiliation sur humiliation de la part des colons qui le méprisent. Malgré le rejet de la part des deux communautés, malgré la montée des tensions et des violence en ces dernières années du Protectorat, le couple va tenir.
Leïla Slimani, s'inspirant de la vie de sa grand-mère alsacienne, raconte une histoire de lutte, une histoire de greffe qui ne prend pas, d'assimilation ratée, d'incompréhension mutuelle et pourtant, il n'est pas question d'échec car Mathilde est loin d'être une vicime. Elle aime sincèrement son mari, et si elle se plie aux contraintes du patriarcat local, n'en réussit pas moins à se forger un caractère indépendant.
A travers ses personnages secondaires, l'auteure dépeint une société marocaine ambivalante, complexe, avec en toile de fond les mouvements de foule dans les villes, les attentats à la bombe, les fermes des colons incendiées, qui vont mener à l'Indépendance
de 1956.
Tous ces personnages vivent dans "le pays des autres" : les colons comme les indigènes, les soldats comme les paysans ou les exilés. Les femmes, surtout, vivent dans le pays des hommes et doivent sans cesse lutter pour leur émancipation.
Car l'auteure s'attarde surtout sur les personnages féminins : Mouillala, la mère d'Amine, femme résignée, enfermée dans sa maison de la Médina, ne sortant que pour monter sur les toits-terrasses où elle retrouve ses voisines. C'est leur seule vie sociale.
Selma, la jeune sœur d'Amine, jeune fille moderne qui rêve d'émancipation mais va devoir se plier à la volonté des hommes de la famille.
Aïcha, la fille de Mathilde et Amine, enfant de couple « mixte » comme on les appelle encore, qui est envoyée en pension dans une école tenue par des religieuses où elle se retrouve ostracisée par les riches petites filles blondes. Enfant surdouée, ballotée entre la vie sauvage à la ferme et la rigidité de l'éducation religieuse, c'est la figure la plus attachante avec Mathilde. Elle n'a pas de repères mais une force de caractère qui préfigure la femme en devenir.
A la fois saga familiale et fresque historique, ce premier volume d'une trilogie couvre dix années, jusqu'àux soulèvements de 1955. Le second Regardez-les danser, qui se situe dans les années 1970-1980 sous le régime d'Hassan II, vient de paraître aux éditions Gallimard. Un troisième opus est prévu, se déroulant entre 2005 et 2015.
Après deux romans au style clinique et acéré, dont Chanson douce qui lui valut le prix Goncourt en 2016, Leïla Slimani fait revivre une époque et ses acteurs avec humanité, empathie, et un sens très juste de la narration.
(Présentation : Catherine Soubigou)