« Je relevais d'une longue maladie. Quand arriva le jour de ma sortie de l'hôpital, c'est à peine si je savais encore comment marcher, à peine si je me rappelais qui j'étais censé être. Faites un effort, m'avait dit le médecin, et dans trois ou quatre mois vous serez de nouveau en pleine forme »
Sydney Or, écrivain , se remet lentement d'une maladie qui a failli lui coûter la vie. Des mois passent sans qu'il n 'ait la force ni le désir de se remettre à écrire jusqu'au jour où le hasard le fait entrer dans une petite papeterie de quartier où l'envie le prend de faire provision de matériel nécessaire à l'écriture : stylos, crayons, papier et en particulier un carnet bleu qui va agir sur lui d'une façon bien mystérieuse. De retour chez lui il ressent à nouveau le besoin d'écrire dans ce carnet, les mots lui viennent avec une aisance quasi surnaturelle : « les mots me venaient rapides, en douceur, sans effort apparent »
Et c'est ainsi que nous, lecteurs, allons assister à l'élaboration d'un nouveau roman, spectateurs privilégiés de la création littéraire. Il va s'inspirer d'une parabole racontée dans « le faucon maltais », l'histoire de Flitcraft, un homme qui anéantit sa vie et son passé en décidant de disparaître pour recommencer ailleurs une nouvelle vie, comme s'il venait de naître une seconde fois.
On va donc suivre les péripéties des personnages du roman dans le roman, leur évolution psychologique, au fur et à mesure que l'auteur leur donne vie comme s'il était pris lui-même dans une sorte de vertige incontrôlable, car il arrive un moment où il ne maîtrise plus sa création, ne sachant pas où elle va le conduire. Et puis un doute va
s'infiltrer en lui : les mots ne sont-ils pas dangereux ? N'ont-ils pas le pouvoir d'influencer le destin? Une tragédie racontée dans une fiction peut-elle donner lieu à une tragédie dans le monde réel ? Et en effet fiction et réalité vont dangereusement se mêler chez notre écrivain convalescent. Les mots qu'il écrit dans son carnet vont peu à peu influencer sa vie personnelle, sa vie de couple en particulier, jouant pour ainsi dire le rôle de présages (n'oublions pas le titre du livre « la nuit de l'oracle »). Il va commencer à établir des correspondances entre fiction et réalité, à se poser des questions sur le comportement de sa femme, Grace, alors qu'ils semblent vivre une histoire d'amour sans problèmes. Et puis les déboires vont se succéder, sa vie va en être complètement déstabilisée, tout va se brouiller, le doute s'infiltre et il ne pourra refaire surface que lorsqu'il aura répondu à une série de questions dont les réponses lui seront révélées comme par une sorte d'oracle.
Quel talent, ce Paul Auster ! Son récit est comme un puzzle dont les pièces embrouillées vont se mettre en place peu à peu ; et c'est là tout l'art de Paul Auster qui a construit la trame de son livre avec un sens particulièrement maîtrisé de la narration, trouvant les fils qui relient plusieurs anecdotes pour arriver à un mélange des genres impressionnant : roman, roman dans le roman, policier, questions existentielles, paraboles se mêlent dans un récit aux pistes innombrables.
Un extrait de « la nuit de l'oracle » :
Dans le roman dans le roman, le héros Nick Bowen, rencontre Ed, un personnage bien particulier, ancien chauffeur de taxi, qui a construit un local, à trois mètres sous terre, pour archiver des milliers d'annuaires téléphoniques qu'il collectionne, des annuaires du monde entier, depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
C'est ce qu'il a appelé le Bureau de préservation historique. Nick veut savoir la signification de cette collection pour le moins inaccoutumée. Ed lui explique.
«- Cette pièce contient le monde, réplique Ed. Ou du moins une partie. Les noms des vivants et des morts. Le Bureau de préservation historique est une maison du souvenir, mais c'est aussi une châsse pour le temps présent. En rassemblant ces deux choses en un lieu, je me démontre que l'humanité n'est pas finie.
- Je ne crois pas que je vous suis.
- J'ai vu la fin de toute chose, Homme Foudroyé. Je suis descendu dans les entrailles de l'enfer, et j'ai vu la fin. Si vous revenez d'un voyage pareil, quel que soit le temps qui vous reste à vivre, une partie de vous sera morte à jamais.
- Quand est-ce arrivé ?
- Avril 1945. Mon unité se trouvait en Allemagne, et c'est nous qui avons libéré Dachau. Trente mille squelettes ambulants. Vous avez vu des photos, mais les photos ne vous racontent pas comment c'était. Il faut y aller et sentir soi-même cette puanteur, il faut être là et toucher ça de ses propres mains. Des êtres humains ont fait ça à des êtres humains, et ils ont fait ça avec la conscience tranquille. C'était la fin de l' humanité, Monsieur Belles Pompes. Dieu a détourné de nous son regard et il a abandonné le monde à jamais. Et j étais là, j ai vu ça de mes yeux.
- Combien de temps êtes-vous resté dans le camp ?
- Deux mois. J'étais cuisinier, j'étais donc aux cuisines. Mon boulot consistait à nourrir les survivants. Je suis sûr que vous avez lu des histoires racontant comment certains d'entre eux ne pouvaient pas s'arrêter de manger. Les affamés. Ils avaient rêvé si longtemps de manger, ils n'y pouvaient rien. Ils mangeaient tant que leur ventre éclatait et ils mouraient. Des centaines. Le deuxième jour, une femme est venue me trouver avec un bébé dans les bras. Elle avait perdu la tête, cette femme, je le voyais bien, je le voyais à la façon dont ses yeux ne cessaient de danser dans leurs orbites, et si maigre, si mal nourrie que je ne pouvais pas comprendre comment elle parvenait à tenir sur ses pieds. Elle ne m'a rien demandé pour elle, mais elle voulait que je donne du lait à son bébé. Je
l'aurais fait avec plaisir, mais quand elle m'a passé le bébé, j'ai vu qu'il était mort, qu'il était mort depuis des jours. Il avait le visage ratatiné et noir, plus noir que le mien, cet être minuscule qui ne pesait presque rien, rien que de la peau ratatinée, du pus séché et des os menus. La femme me suppliait toujours de lui donner du lait et j'en ai donc versé un peu sur les lèvres du bébé. Je ne savais pas quoi faire d'autre. J'ai versé du lait sur les lèvres du bébé mort, et alors la femme a repris son enfant , si heureuse, si heureuse qu'elle s'est mise à chantonner, presque à chanter, vraiment, à chanter comme en roucoulant, joyeusement. Je ne sais pas si j'ai jamais vu quelqu'un de plus heureux qu'elle à ce moment-là, quand elle s'éloignait avec son bébé mort dans les bras, en chantant parce qu' elle avait enfin pu lui donner un peu de lait. Je suis resté figé sur place à la regarder partir. Elle a titubé sur environ cinq mètres et puis ses genoux ont cédé et, avant que j'aie pu courir pour la rattraper, elle est tombée morte dans la boue. C'est ça qui a tout déclenché pour moi. Quand j'ai vu mourir cette femme, j'ai su que je devrais faire quelque chose. Je ne pouvais pas simplement rentrer chez moi après la guerre et oublier. Il fallait que je conserve ça dans ma tête, que je continue à y penser tous les jours pendant le reste de ma vie. ( ...) »
(Présentation : Anne-Marie Smith)