Au fil de quatre chapitres, suivant les saisons, l'auteur nous invite à un superbe voyage au long cours entre érudition et onirisme, Traité imaginaire ambitieux et parfaitement maitrisé ou se côtoient la géographie, l'histoire, la science, la littérature autour d'un territoire : l'Argentine, un fleuve : le Rio de la Plata, une ville : Buenos Aires. Un livre monde exigeant, foisonnant et passionnant que l'auteur considère lui-même comme hybride, sans genre bien défini, à la croisée du récit, de la fiction, de l'essai....
Livre inclassable et difficile à résumer. L'auteur, dans une préface intéressante à bien des égards, nous en explique la génèse, un texte de commande qu'il a eu du mal à appréhender au début mais qui lui a paru au fil du temps et de la réflexion, une évidence.
Invité par un pilote d'avion contemplatif à regarder par le hublot « le point où le fleuve Parana et le fleuve Uruguay confluent pour former le Rio de la Plata », il ne peut que constater que ce delta lui est plus familier que n'importe quel autre lieu.
« Ce triangle de terre, d'un vert bleuté, compris entre les deux rubans quasiment incolores, s'étendait là-bas au dessous de nous, au milieu de l'immense surface du même vert bleuté, plate, immobile et déserte, dont je savais toutefois, tandis que je l'observais émerveillé, qu'elle était, comme tout sol marécageux, source intarissable de prolifération biologique. Vu d'en haut, ce paysage était le plus austère, le plus pauvre du monde – Darwin lui-mpeme, à qui rien n'échappait, avait écrit dès 1831 : « il n'y a ni grandeur, ni beauté dans cette immense étendue d'eau boueuse ». et cependant, ce lieu plat et abandonné était pour moi, tandis que je le contemplais, plus magique que Babylone, plus riche en évènements significatifs que Rome ou Athènes, plus haut en couleur que Vienne ou Amsterdam, plus couvert de sang que Thèbes ou Jéricho. C'était mon lieu : là, mort et délices m'appartenaient en propre, inévitablement. Parce que je l'avais quitté pour la première fois à l'âge de trente et un ans, le plaisir mélancolique non dénué d'euphorie, de colère et d'amertume que me donnait, après plus de quinze ans d'absence, sa contemplation, créait en moi un état spécifique, une correspondance entre le dedans et le dehors que nul autre endroit au monde n'aurait pu m'inspirer. Comme dans toute relation passionnée, l'ambivalence me le peignait en clair-obscur, faisant alterner comédie et tragédie. Signe, manière d'être ou cicatrice, je le traîne et le traînerai avec moi partout où j'irai. ».
Et Juan José Saer nous entraine sur ses terres quittant les rives du fleuve pour toujours y revenir; de références savantes en digressions philosophiques, de descriptions précises en envolées poétiques,
il nous guide sur un sentier sinueux mettant en perspective ce qui est commun à toutes les civilisations : le pouvoir, la corruption, la vilolence, la démocratie, les classes sociales, les liens avec la nature, la littérature ....
Un livre qui se déguste lentement au rythme des méandres du fleuve avec envie, appétit et qui, une fois refermé, vous donne l'impression d'avoir gagné en intelligence.
Présentation :
Simone Delorme