"Moi, en tout cas, je finirai pas ma vie ici."
Ici ce sont des odeurs nauséabondes qui envahissent le quartier d'une ville située on ne sait où, c'est le brouillard qui le recouvre du matin au soir - c'est pas des brumes matinales qui se dissipent sans faire d'histoire, c'est tout d'un bloc, faudrait y aller à la dynamite pour dégager tout ça -, c'est la décharge qui sert de restaurant aux mouettes et goélands, c'est la campagne environnante faite de friches et de taillis, au sol jonché de vieux bidons, de tessons de bouteilles et de détritus divers. Ajouté à cela, des cheminées d'usines qui fument, un aéroport tout proche, des pylônes électriques , des lignes à haute tension qui passent tellement bas qu'on se réveille les cheveux dressés sur la tête... et avec ça un mal de crâne à en pleurer.
Mais le détail le plus terrible de cet environnement cauchemardesque, c'est l'abattoir où travaille le narrateur dont on ne connaîtra pas le nom. La routine ici, c'est les cris qu'on noie dans les rivières de sang, les secousses et les tremblements, les yeux révulsés, les langues qui pendent, les avalanches de boyaux, les têtes qui roulent, les vaches qu'on épluche comme des bananes, les cochons livides... et nous, du sang plein la figure, de la sueur plein les bottes, on s'active, on s'agite, on crie, parfois plus fort que les bêtes encore... on chante à tue-tête des airs d'opéra pour les carcasses, des chansons paillardes pour les cochons, pas le temps de souffler, faut tenir la cadence, le nez dans les viscères et les glandes, les mains qui farfouillent et les lames qui tranchent.
Et pourtant, Le jour où je m'en irai, ça me fera quand même quelque chose, je le sais bien. J'aurai les yeux mouillés, c'est sûr. Après tout, c'est ici que j'ai mes racines. J'ai pompé tous les métaux lourds, j'ai du mercure plein les veines, du plomb dans la cervelle. Je brille dans le noir, je pisse bleu, j'ai les poumons remplis comme des sacs d'aspirateur, et pourtant, je le sais bien que le jour où je m'en irai, je verserai une larme.
Mais partir pour aller où ? Comment échapper à ce décor de misère ?
En attendant, la vie continue. Les jours de repos, les gens vont à la pêche, dans la rivière qui mousse; les poissons se laissent facilement prendre, parce que tout ce qu'ils veulent, c'est qu'on les sorte de l'eau, qu'on les tire de là. Dehors, ils respirent beaucoup mieux d'un coup, et puis ça soulage leurs brûlures et leurs démangeaisons, alors ils sont contents. Ou alors on fait une balade jusqu'à la station d'épuration en longeant la décharge et la voie ferrée. Mais ce que le narrateur préfère, c'est partir dans les sous-bois, le long des taillis, à la recherche de véritables trésors que des gens ont abandonnés : un frigo, un chauffe-eau, un tapis qu'il rapporte à sa grand-mère avec qui il habite.
Heureusement il y a les copains qui travaillent avec lui, et dont la vie est la même galère : Bortch aussi seul que lui, avec qui il chaparde des abats à l'abattoir, Pignolo qui un jour va recevoir une balle de révolver destinée à tuer un boeuf, Coppi maintenant clochard qui vit dans des carcasses de voitures...
Le talent de l'auteur, c'est d'avoir forcé le trait pour parler des conditions dans lesquelles vivent tous ces gens, à tel point que les situations les plus tragiques deviennent cocasses; l'humour décapant du récit transforme quasiment le réel et nous entraîne dans des fous rires qui évitent toutes formes de misérabilisme. Il faut avoir bien du talent pour arriver à nous faire rire avec une histoire aussi glauque et désespérante. On se trouve dans un univers loufoque où les gens s'égarent dans un brouillard épais et permanent qui les transforme en fantômes, où les avions larguent des valises au-dessus des maisons, où une éclaircie qui laisse percer le soleil est vue comme un véritable miracle, où les boeufs à l'abattoir refusent de mourir, où les employés sont tellement groggys par l'odeur du sang et la violence à laquelle ils sont confrontés jour après jour qu'ils s'endorment dans un fossé au bord de la route. Les uns après les autres, ils éprouvent cet "étourdissement" qui leur fait perdre le fil de ce qu'ils disent, qui leur fait oublier jusqu'à leur nom, et les fait glisser quelques instants dans une sorte de néant.
- ça va mieux ? il me demande d'une voix profondément inquiète.
- ça va, oui, je lui réponds. ça va maintenant.
- T'es encore tout blanc...
- Mais ça va mieux, je lui dis.
- Tu m'as fait sacrément peur, dis donc.
- Y a pas de raison.
- T'aurais vu tes yeux...
- C'était rien qu'un étourdissement.
(Présentation : Anne-Marie Smith)