Luc Bronner :
Né en 1974 à Gap, a grandi dans le village de Saint Bonnet en Champsaur où ses parents étaient médecins. Il est journaliste et est directeur des rédactions du Monde de 2015 jusqu’à fin 2020, puisqu’il va quitter cette direction. Il explique lui-même pourquoi : « Par désir personnel, par décision positive, heureuse même : après dix années de chefferie, je brûle de retrouver le stress du reporter qui part sans savoir ce qu’il va trouver, les rencontres avec des interlocuteurs qui ne sont pas des journalistes, les nuits blanches de café et d’écriture, l’excitation si particulière de l’enquête et de l’information exclusive… »
Chaudun, la montagne blessée :
Luc explique dans le prologue (p.9 et 10) : « Ce sont les restes d’un village. Vous montez un col, traversez une forêt, longez une rivière… Au fond de la vallée, au milieu de nulle part, hors du monde, dans un des plus beaux paysages des Alpes françaises, les ruines de ce hameau me hantent… Enfant, j’ai joué à cache-cache dans ces bois, j’ai marché dans les ombres de ces vestiges…. Les bêtes sauvages y pullulent… Mais l’homme, si petit à l’échelle du temps, de la roche et des éléments, a disparu. »
En résumé, c’est l’histoire d’un village des Hautes-Alpes, Chaudun, situé entre Dévoluy et Champsaur, que les habitants, ces déracinés volontaires, ont vendu à l’Etat, plus spécialement aux Eaux et forets, en 1895, pour s’exiler vers l’Amérique ou vers les montagnes voisines.
Luc condense l’histoire en quelques mots :
L’histoire d’un désastre écologique et humain, d’un suicide collectif et d’une étonnante résurrection.
Attardons-nous sur ces trois points qui résument bien le livre.
Un désastre écologique et humain : Le titre du livre le dit bien « La montagne blessée ». A la fin du XIXe siècle et des années avant, la misère s’est installée petit à petit dans la vallée de Chaudun ; il était devenu impossible de continuer à y vivre : les habitants (une centaine) vivaient de l’élevage des moutons, et en plus des moutons du village, on accueillait des milliers d’autres venus de Provence en transhumance, ce qui apportait un peu d’argent dans les foyers mais c’était une catastrophe pour les pâturages devenus complètement stériles. Il n’y avait plus de quoi nourrir les bêtes et par conséquent les gens qui vivaient du pastoralisme.
La vie sera de plus en plus dure pour les familles qui vivent dans le village. La misère humaine va s’ajouter au désastre écologique : La vallée est complètement isolée et loin de tout secours médical. Gap se trouve à 19 kms. Alors beaucoup de femmes meurent en couches, de nombreux enfants meurent à la naissance ou dans les années qui suivent (p.19, Luc en dresse la liste de 1878 à 1894 : 40 enfants sont morts à la naissance ou dans les années qui ont suivi) « J’ai envie d’écrire leur nom, laisser une trace, comme un murmure dans une haute vallée de montagne. » A partir d’archives sur lesquelles il s’est blessé les yeux, de photos, Luc va imaginer ce que fut la vie des hommes et des femmes de ce village, en donnant une place importante aux instituteurs et aux curés qui ont partagé la vie des gens, jamais trop longtemps, ce qui dit bien la détresse du village.
Luc a retrouvé une lettre perdue dans un dossier d’archives, envoyée par la population de Chaudun au ministre de l’agriculture, en 1888. Lisez cette lettre p.42, une lettre pleine de désespoir mais d’une force d’écriture assez surprenante et dont le choix des mots lui donne une dimension quasi poétique. Ce que les habitants demandent dans cette lettre, c’est tout simplement le droit de vivre dans la dignité, ce qu’ils ne peuvent plus faire et par conséquent, « vaincus par l’indigence, nous avons l’honneur de proposer au gouvernement l’achat du territoire de notre commune ».
Voilà le suicide collectif que Luc nous a annoncé dès le prologue.
Leur demande va se réaliser 8 ans plus tard, le 6 Aout 1895. C’est pour les habitants un véritable déchirement de quitter leur vallée, leur maison, leurs montagnes, le cimetière où sont enterrés tous leurs ancêtres. « J’ai commencé par le cimetière au milieu des folles herbes de la montagne d’été…. Le cimetière, c’est là mieux qu’ailleurs, que se comprennent les sociétés. Leurs fractures. Leurs plaies. Leurs secrets » Il ne reste dans le cimetière qu’une seule pierre tombale « Félicie Martin, morte le 30 avril 1877, à l’âge de 17 ans »
Félicie Martin, Luc va en faire comme l’héroïne de son livre : « J’ignore quels étaient ses espoirs et ses peurs. J’ignore à quoi ressemblait son visage, si elle avait gardé ses cheveux longs … A-t-elle eu le temps d’être « une demoiselle aux petits airs charmants » comme l’écrivait Rimbaud, presque au même moment, dans une autre France, si différente ? »
Par ailleurs Luc fait souvent allusion à la condition des femmes dans le village : Outre que beaucoup mouraient pendant un accouchement, drame banal de la condition féminine, elles n’avaient pas souvent leur mot à dire, c'était leur destin de femme de ne pouvoir dire non, de travailler et de faire des enfants.
Où vont partir les gens du village ? Certains sont restés dans la région, à Gap par ex. D’autres sont partis pour l’Amérique, vers la Californie plutôt, promesse d’un rêve et d'un horizon. D’autres ont choisi l’Afrique du Nord. C’est l’époque d’une importante migration : dans la vallée voisine du Champsaur, 5000 personnes en 50 ans sont parties pour les USA et aussi l’Argentine et le Chili.
La dernière partie de livre est très belle : Il imagine d’abord comment les maisons ont disparu, détruites peu à peu par les intempéries, comment elles ont été envahies par les animaux qui y ont fait leurs nids et leurs tanières.
Puis c’est « une étonnante résurrection » à laquelle on assiste. Après le départ de l’homme la vallée s’est ensauvagée, le règne végétal et animal a repris ses droits : des millions d’arbres ont été plantés par les Eaux et Forêts. Il parle d’une orgie du végétal, d’une opulence qui fait naître une étrange sensation de vertige face à la beauté infinie.
Luc utilise des mots, une langue qui montre que face à la nature, il laisse parler ses émotions, des émotions qui ressurgissent de l’époque où il était enfant « l’enfant rêveur qui continue de vivre en moi » On n’est plus dans une enquête journalistique (n’oublions pas que Luc est journaliste), une enquête froide, distante, quand le journaliste se retient de montrer ses sentiments. On est dans un récit où Luc ne se contente pas de dire les faits, il se laisse emporter par une intense émotion, celle qu’il ressent face au destin tragique de ces villageois et aussi face à la montagne. Il y a dans ce livre des passages descriptifs sur la montagne qui montrent que Luc a pour elle un sentiment qui se rapproche de la vénération : quand il raconte la bise, l'automne, quand il décrit le grésil, la mer de nuages, et surtout la neige qui plonge la vallée de Chaudun dans un sommeil qui peut durer six mois, le silence de la neige, ce silence qui tombe, qui atténue, qui adoucit …
Pour finir arrêtons-nous sur les derniers mots du livre qui ouvrent sur notre monde actuel : « Chaudun raconte notre passé et notre futur probablement. »
(Présentation : Anne-Marie Smith)