Très intrigant ce titre. Un clin d'oeil plein d'humour comme il a l'habitude d'en adresser à ses lecteurs ? Ou plus grave, docteur ?
Nous suivons les deux personnages principaux Franck et Louise dans des chapitres qui alternent.
Franck : Après 10 ans d'absence et de silence, il décide de revenir passer quelques jours chez ses parents, dans la ferme familiale. Voulant les prévenir, il tombe sur la voix d'un enfant Allo, c'est qui ? ….Par pur réflexe, il hasarda : Alexandre ?... Oui, et toi c'est qui ? (p. 7 et 8)
Le petit comme il l'appelle, intrigue Franck. Cette présence à la ferme est une énigme.
Franck est cadreur de métier au chômage, il désire faire un break après une rupture sentimentale.
Train d'un autre temps, gare déserte, fin du voyage en stop avec d' anciens camarades d'enfance, costauds, baraqués, restés à la ferme, voisins-ennemis du père de Franck. On retrouve là comme dans ses précédents livres, le héros toujours décalé par rapport aux situations, en proie au malaise.
Situation du même genre dans un petit ouvrage paru en 2011aux éditions Moteurs Bol d'air :un adulte qui a fui ses terres d'origine pour une carrière urbaine et qui, victime des aleas de la vie, revient au pays.
Louise : Travaille en ville, des emplois précaires, des intérims. Depuis quelques mois, elle partage le sort de plusieurs collègues dans une entreprise qui fabrique des télécommandes pour les portes de garage. La crise fait qu'il se vend moins de voitures, donc moins de télécommandes et l'usine ne tourne plus.
Les salaires vont-ils être versés encore longtemps ? C'est le stress chaque fois qu'elle va au distributeur. Des billets vont-ils sortir de la machine ?
Elle aussi arrivera dans cette ferme pour passer 6 jours avec son petit garçon que les grands-parents élèvent. Or Alexandre, c'est aussi le prénom du frère de Franck dont Louise est veuve depuis 10 ans.
On comprend vite que l'énigme Alexandre est le pivot de cette histoire.
Peut-il redonner de l'espoir aux grands-parents et de la vie à cette ferme assoupie ?
Louise aussi est en décalage avec les lieux et les gens.
Une fois de plus, les personnages de Serge Joncour ne sont pas à leur place. Ni en ville où ils sont perdus, ni à la campagne puisqu'ils ont volontairement tourné le dos à leurs origines. p.29 : Rien qu'en disant « Je ne veux pas rester là », il devenait étranger. Déjà, il refusait l'accent.
Manque d'ambition ? Manque de chance ? Manque d'amour ?
L'auteur fait avancer l'action très lentement (on imagine la caméra qui tourne au ralenti – n'oublions pas que le héros est cadreur - et chaque détail compte). Le portrait de chacun s'affine par petites touches. p.199 : Quand il la vit sur le pas de la porte, puis sortir dans la cour pour s'avancer vers lui, il comprit tout de suite.
p. 205 : La table était toujours dehors, débarrassée, ils traînaient tous les deux...Je ne parle pas beaucoup, vous savez. - Ca ne me gêne pas, dit-elle.
On apprend à connaître ces deux personnalités, introverties, complexes, engluées dans cette société individualiste dont le développement est implacable.
Resteront-ils au bord du chemin ?
Quelques scènes, plus réalistes : la collision avec le sanglier, le dépannage de la voiture de Louise, les séquences de jeux entre Franck et Alexandre...qui donnent une impulsion au récit.
Des moments forts : l'armistice avec les voisins quand il s'agit de retrouver une canalisation mitoyenne, le dépeçage du sanglier...
Mais aussi, des moments apaisés : le silence, le calme : dîner dehors sous le platane, compter les étoiles filantes.
On est loin de l'agitation urbaine qu'ils essaient d'oublier.
Ecriture très poétique qui traduit bien la fragilité du lien qui semble se tisser entre ces deux êtres cabossés et taiseux. Ils se croisent dans un temps court. Cela peut-il durer ?
De quelle manière ?
L'Amour sans le faire, le titre prend tout son sens sous forme de question.
p. 216 : Le plus dur c'était de ne pas repenser à cette soirée, à cette femme soudain si proche, cette mélancolie douce comme une peau, il revoyait le mouvement de sa nuque quand elle versait le tilleul.
p. 279 : ...pour se voir pour toujours, il leur suffirait de ne jamais s'aimer.
Serge Joncour fait de la dentelle avec les sentiments. Il écrit un roman d'amour
mais aussi un roman social (chômage, travail précaire, délocalisations),
mais aussi un roman rural (désertification des campagnes, transmission du patrimoine, querelles et rancoeurs entre voisins)
et peut-être même, si on y réfléchit, un roman d'avant-garde esquissant le retour à des liens intergénérationnels plus solidaires.
La fin est ouverte comme toujours chez lui. Au lecteur de faire le reste.
Une piste, toutefois, Franck formule un projet : planter des arbres, faire un film...
(Présentation : Josette Reydet)