Une femme dans sa cuisine au milieu de la nuit : Je suis renrée tard et je traîne.... Tout le monde dort .... La radio diffuse à faible volume un filet sonore qui murmure dans l'espace, circule et tournoie comme le ruban de la gymnase. Je ne réagis pas aussitôt à la voix correctement timbée.... je perçois seulement une accélération, quelque chose s'emballe, quelque chose de fébrile. Bientôt un nom se dépose : Lampedusa. Il résonne entre les murs, stagne, s'infiltre parmi les poussières, et soudain il est là, devant moi, étendu de tout son long, se met à durcir à mesure que les minutes passent - coulée de lave brulante plongée dans la mer.
Et très vite la narratrice rassemble l'information : un bateau venu de Syrie, chargé de plus de cinq cents migrants, a fait naufrage ce matin à moins de deux kilomètres des côtes de l'île de Lampedusa; près de trois cents victimes seraient à déplorer.
Il faudra attendre l'avant dernier chapitre pour avoir des détails sur le naufrage : l’événement cristallise doucement, il instaure une scène qui se précise, tranchée, épouvantablement nette. Elle revit la scène, la recompose : l’incendie, le naufrage du bateau, l’évocation des gens sur le bateau.
Entre ces deux scènes placées au début et à la fin du livre, il se passe quelque chose : dans un but bien précis que l’on découvrira à la fin, c’est comme un voyage qui démarre : Maylis explore le nom de Lampedusa. Elle va conduire le lecteur vers une série d’associations et d’images extrêmement évocatrices. « Lampedusa » devient une onde sonore qui résonne pendant toute la nuit dans la tête de la narratrice :
Burt Lancaster dans le rôle du Prince de Salina, dans « le Guépard » de Visconti. Sorti en 1963, ce film franco-italien est adapté du roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, publié après sa mort en 1958. Le Guépard est l’histoire de la fin de l’aristocratie sicilienne, incarnée par le prince, au milieu des troubles révolutionnaires garibaldiens. Film crépusculaire, autour d’un monde qui sombre, de la fin d’une société « corrodée par sa propre vacuité ». Le bal est filmé comme un naufrage, « le chant du cygne » (les invités s’immobilisent pour regarder le couple danser et cet immobilisme présage leur mort)
Burt Lancaster est aussi évoqué dans « The Swimmer », un migrant étranger au monde, Prince et migrant.
Ned Merrill, un homme qui décide de rentrer chez lui en traversant toutes les piscines privées du Connecticut. Celles-ci, dans son imaginaire, forment un fleuve qu’il baptise du nom de sa femme, Lucilla.
Puis Maylis s’attarde sur la notion de voyage, de frontières, de paysages familiers, de lectures. Elle se rappelle son voyage en train qui traversait la Sibérie. « Emportée sur les rails à travers la taïga verticale, je découvrais au fil des jours, l'existence des songlines, celles des aborigènes australiens. » Elle évoque, à partir de la lecture du livre « le chant des pistes » les songlines, ces chants aborigènes australiens qui décrivent des chemins empruntés par des ancêtres et décrivent un moment de leur vie, exactement comme la multitude d’identités et d’individus qui traversent la mer et les frontières. Tous ces parcours qui s’entrecroisent à la surface de la terre. Elle imagine un chant du monde qui décrirait les mouvements, les déplacements, les flux, les trajectoires des hommes. Et elle imagine l’origine du roman dans la songline, du temps où le livre n’existait que sous sa forme chantée.
Puis elle laisse vagabonder ses pensées vers ces noms insolites qui désignent des lieux ; elle se lance dans une étude de la toponymie et de la cartographie, autrement dit la manière dont le nom va physiquement se déposer sur un paysage. Puis elle revient à sa cuisine pour écouter les détails du naufrage à la radio.
Et c’est à la fin que le livre prend tout son sens. Le nom de Lampedusa du 3 octobre 2013 voudra dire désormais autre chose que le Guépard : Ce matin, matin du 3 octobre 2013, il (le nom de Lampedusa) s'est retourné comme un gant, Lampedusa concentrant à lui seul la honte, le chagrin, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit.
A ce stade de la nuit est non seulement le titre de ce livre, mais l’incipit de chacun de ses chapitres : il donne son rythme au texte, le scande...
(Présentation : Anne-Marie Smith)