On en voulait encore. On frappait sur la table avec le manche de nos fourchettes, on cognait nos cuillères vides contre nos bols vides ; on avait faim. On voulait plus de bruit, de révoltes. On montait le son de la télé jusqu’à avoir mal aux oreilles …On voulait plus de musique à la radio …On voulait des muscles sur nos bras maigres… On était six mains qui happaient et six pieds qui trépignaient ; on était des frères, des garçons, trois petits rois unis dans un complot pour en avoir encore.
Quand on se battait, on se battait avec des bottes et des outils, des tenailles qui pincent… On voulait plus de vaisselle cassée, plus de verre brisé. On voulait plus de fracas.
Trois enfants livrés à eux-mêmes qui vivent en meute dans le quartier de Brooklyn. C’est le petit dernier dont on ne connait pas le nom, qui est le narrateur. Il a sept ans. Les deux autres huit et dix. Leur vie se déroule comme à l’état sauvage, un état naturel comme vivent les animaux en relation étroite avec la terre, la nature.
Ils font partie d’une famille, une famille qui tente de survivre dans une situation pour le moins précaire : le père, un Portoricain, vit de petits boulots ou n’a pas de boulot. Ses colères débouchent sur des coups de fouet : Quand Paps rentrait, on recevait des corrections. Mais il est aussi capable de complicité avec ses fils : il achète une camionnette pick-up pour les emmener faire des virées loin de leur maison, en oubliant que ce n’est pas une voiture pour une famille de cinq personnes mais on va faire une balade qu’on n’oubliera jamais, comme ça plus tard, on parlera toujours de la fois où on a eu un pick-up, même si le soir même ils n’auront rien à manger! La mère, petit bout de femme fragile, toujours fatiguée, travaille la nuit dans une brasserie : … elle était un peu perdue. Elle se réveillait n’importe quand, elle se trompait, elle mélangeait les jours et les heures, elle nous ordonnait de nous brosser les dents, de nous mettre en pyjama et de nous coucher en plein milieu de la journée… Certaines nuits, Ma nous mettait dans la voiture et nous emmenait à l’épicerie, à la laverie ou à la banque. Les parents étaient des ados quand leur premier fils est né. Dans la famille, on s’engueule, on se donne des coups, on joue avec la nourriture en écrasant des tubes de ketchup qui gicle sur la figure, mais on s’aime, on partage de grandes joies .
Les scènes s’enchaînent les unes aux autres, on fait bêtise sur bêtise et les rires explosent. On braillait « Joyeux anniversaire ! Bonne année ! Il est zéro heure ! C’est le temps qui n’existe pas ! On s’amuse comme des fous ! »
Mais si, le temps existe, les heures tournent, les enfants grandissent, l’adolescence arrive … Et le petit dernier veut se libérer, s’affranchir du groupe, de la meute. Il sent quelque chose qui grandit en lui, qui fait de lui un être singulier, un être qui peut dire « je », mais les autres vont-ils accepter ce détachement ? Son secret qu’il avait confié aux mots et qui devait donc rester confidentiel, a été exhibé dans toute sa nudité et on sortira de ce roman complètement assommé par les dernières pages.
Présentation : Anne-Marie Smith