Et que le vaste monde poursuive sa course folle vers d'infinis changements
Le titre du livre est un vers extrait d'un poème de Alfred
Tennyson, poète britannique du XIXe siècle
Ceux qui le virent se turent. Depuis Church, Liberty, Cortland, West, Fulton ou Vesey Street. Un silence terrible, à l'écoute de lui-même. Certains pensèrent à une illusion d'optique, une ombre mal placée, un effet d'atmosphère. D'autres prirent ça pour la blague éculée du type qui se plante sur l'asphalte, le doigt pointé, et on s'attroupe autour, les têtes se renversent, hochent, confirment, mais les yeux sont levés pour rien, et on attend comme on attend la chute d'un gag de Lenny Bruce. Seulement plus ils regardaient, plus c'était clair. A l'extrême limite du toit, la silhouette se détachait sur la grisaille du matin. sans doute un laveur de vitres. Un ouvrier du bâtiment. Ou un suicidaire.
Cent dix étages plus haut, parfaitement immobile, une miniature noire dans le ciel nuageux.
Cette silhouette, c'est celle de Philippe Petit, un funambule qui s'est élancé sur un câble tendu entre les Twin Towers, le 7 Août 1974. On va le retrouver à travers le roman, quand il se prépare, quand il est là-haut sur le fil, quand il est arrêté par la police, quand il sera jugé... Mais Colum McCann n'a pas voulu faire un roman sur le funambule. Il est comme une métaphore du 11 septembre, des corps qui tombent. Et pourtant le roman se passe en 1974, donc bien avant. Mais on ne peut s'empêcher de penser que c'est maintenant. Le monde est continuellement menacé et on vit souvent au bord du vide, prêt à tomber. On vit comme sur un fil, entre le bien et le mal, entre la beauté et la misère, entre l'amour de Dieu et l'amour charnel, entre le Bronx et Manhattan.
On rencontre des personnages que l'auteur abandonne pour en retrouver d'autres jusqu'au moment où ils se rencontrent et qu'un lien se crée entr'eux, bien souvent un sentiment de fraternité face à la menace du monde.
Il y a d'abord deux frères irlandais, dont l'un, Corrigan, s'est installé dans le Bronx, dans un quartier sordide. L'occasion pour l'auteur de décrire le Bronx avec ses miséreux et ses prostituées dont s'occupe Corrigan. Membre d'une secte, il a fait voeu de célibat mais sa vie va basculer, au bord du vide, quand il va tomber amoureux.
Dans le chapitre suivant, on rencontre Claire, une femme bc bg qui a perdu son fils au Vietnam. Elle cherche de l'aide dans un groupe de femmes qui ont vécu le même deuil. Une belle amitié va naître entre Claire qui habite Park Avenue et une autre mère qui vit dans une cité.
Un autre personnage : un gamin de 14 ans cherche dans le métro les tags les plus beaux. On ne peut s'empêcher de se rappeler le premier roman de Colum McCann "Les saisons de la nuit" qui se passait dans le métro de New York.
Dans une prison, Tillie, une vieille prostituée crie son désespoir.
Un livre où le sordide, la misère, la souffrance, le deuil voisinent avec l'amitié, la fraternité, l'amour, l'innocence. Tous les personnages ont en commun une immense solitude. Et puis il y a cette photo au milieu du livre : Philippe Petit, en équilibre sur son fil au-dessus du vide, et au-dessus de lui , un avion de ligne qui passe dans le ciel de New York : mais ne vole-t-il pas droit vers les tours ?
(Présentation : Anne-Marie Smith)