C'est une œuvre novatrice dans le roman haïtien dont la construction ne laisse pas de surprendre : sept chapitres ou mansions (au Moyen Age, sont appelées mansions des parties de décor pour les pièces de théâtre).
Ainsi l'auteur situe son récit sur sept jours, pendant la Semaine Sainte et le Carnaval rural des Raras à Port au Prince avec pour chaque mansion, un angle d'observation différent .
Première mansion : la vue, puis l'odorat, l'ouïe, le goût, le toucher.
Enfin le sixième sens et une coda qui donne son titre au roman.
Le premier jour, ils se verront, le deuxième jour, ils s'entendront parler...et ainsi de suite. Je voudrais faire une sorte de suspense des cinq sens.
Peu à peu vont se dessiner les portraits de deux personnages forts : la Niña Estrellita et El Caucho. Nous allons vivre avec eux le temps de cette lecture.
Niña Estrellita est une jeune et très belle Cubaine, émigrée à Port au Prince. Elle est prostituée, vedette du Sensation Bar .
Pas d'état d'âme, pas de sensibilité, du détachement et de la détermination.
El Caucho, mécanicien itinérant, d'origine cubaine aussi, fait le tour de sa méditerranée caraîbéenne, se place au gré des rencontres et gagne sa subsistance sans ambition particulière. Il est là parce qu'il en a envie. Il est dans son nuage... Il fait ce qui lui plaît. Il mange modérément, il dort modérément, il va à la femme modérément... A vrai dire, il a un vice, un gros : il aime lire...
Il lit n'importe quoi, mais préfère les bouquins difficiles à comprendre...
Très engagé politiquement, syndiqué, défenseur des opprimés, il prendra souvent des risques en s'opposant à plus fort que lui. Rêve de fonder un syndicat des prostituées pour qu'elles aient le droit de grève.
Il n'a pas de maison, pas de famille, pas d'amis véritables et il est toujours obligé de foutre le camp du milieu où il a commencé à s'attacher...Ce qui l'a frappé en cette petite, ce sont les pieds et les yeux...C'est vrai qu'elle est bien roulée, elle est belle...
El Caucho deviendra un habitué du Sensation Bar.
Rhum-coca, commande-t-il et de longs moments, il reste au bar à boire et à observer les Marines venus en grappes à chaque arrivée de bateau pour la jeune mulâtresse qui les rend fous..
La bouche de la Niňa : El Caucho connaît bien la bouche humaine, il remue les bouches humaines de sa mémoire. Il les superpose à celle de Nina. Aucune ne va. Cette bouche est unique au monde...
Les yeux de la Niňa : Ils sont rivés à ceux de El Caucho. L'un et l'autre, ils emplissent leur vue des épures de leurs visages. La Niňa suit des yeux le léger balancement du cou de El Caucho. Lui plonge ses regards dans les roses flétries des yeux de la Niňa.
...Et de sa place, au bout de la galerie, Niňa observe la main de l'homme accoudé au bar. Elle ne la quitte pas des yeux. Cette patte donne l'illusion d'un gros crabe, la paume doit être calleuse, rugueuse, joyeuse et fraternelle...L'homme à qui elle appartient doit être placide, bon enfant. Ce doit être amusant de danser avec l'homme qui dispose d'une telle main...
Par petites touches sensorielles et sensuelles, alternant les pensées de l'un et de l'autre sur l'un et sur l'autre, nous allons vivre cette rencontre graduelle, racontée crescendo.
Mais, l'espace d'un cillement …Le vieux Mexicain avait raison : Un tout petit peu et les choses se mettent au deuil, un petit rien et tout devient rose !
Ce roman-poème où l'écriture poétique de Jacques-Stephen Alexis traduit le réel sans faire de concession à l'exotisme, est foisonnant. Il a été écrit dans l'urgence, le premier d'une tétralogie qu'il préparait. Les trois autres auraient eu pour thèmes :
la fuite devant les responsabilités, le refus, l'acceptation.
Le pari de l'auteur, lui-même engagé politiquement, ne lisant que de la littérature communiste, est de transformer les relations Homme / Femme.
La réussite de la femme, c'est l'homme.
Ce livre est aussi une ode à Haïti : ses odeurs, ses musiques, sa rage de vivre.
Il ne cache pas cependant les points faibles de son pays . Le monde de la politique dans les Caraïbes : un bordel d'une autre envergure, une prostitution plus ignominieuse, plus amusante à contempler et à manœuvrer. C'est ça la Caraĩbe, fait-il dire à Mario, le patron du Sensation Bar.
Dans la préface écrite en 1983, sa fille Florence Alexis nous dit que ce livre si novateur n'a pas eu le succès qu'il aurait mérité : chez nous, l'élite intellectuelle « la mal nommée » a passé sous silence ce livre-merveille qui dérange les convenances littéraires, le code social, l'ordonnancement figé (mort), la pudibonderie ambiante en dépit de la verdeur assassine du langage...
Jacques-Stephen Alexis (1922-1961), éminent neurologue formé dans les universités françaises, ainsi que journaliste, écrivain et engagé en politique. Tente d'organiser la lutte contre François Duvalier. Il sera capturé, torturé et porté disparu, probablement assassiné.
Présentation : Josette Reydet