Sepha Stephanos est arrivé aux Etats Unis dans les années 1977-78 , à l'âge de 17 ans avec son oncle, fuyant l'Ethiopie après l'assassinat de son père. Dans cette période de troubles sanglants, sur les instances de ma mère, j'ai quitté la maison. Je n'ai rien pris d'autre avec moi qu'un petit sac de toile rouge rempli de tout l'or et des bijoux que possédaient mes parents. J'ai mis en gage et échangé chaque pièce de ce trésor pour poursuivre mon chemin vers le Sud jusqu'au Kenya. Quand j'ai franchi la frontière, il ne me restait plus que les boutons de manchettes de mon père.
Laissant en Ethiopie sa mère et son frère, il va grandir à Washington et faire des études. Rapidement, avec le désir de s'émanciper de la tutelle de son oncle (qu'il continuera à visiter de manière irrégulière) mais aussi de s'intégrer à la vie américaine, il va louer une maison et gérer une petite épicerie dans le quartier de Logan Circle, banlieue défavorisée de Washington, à majorité noire. Pas de grande ambition, seulement vivre paisiblement de ce travail en bonne intelligence avec les gens du quartier. Sa boutique reste ouverte tard le soir ainsi que les jours de fête. C'est cette vie au jour le jour qu'observe Sepha qui vit seul. De fait, je n'étais pas venu en Amérique pour trouver une vie meilleure...Mon objectif avait toujours été simple : durer sans être remarqué, jour après jour, et ne plus faire de mal à qui que ce soit.
Deux amis immigrés aussi, Kenneth et Joseph d'origine africaine, occupent des emplois précaires qui ne correspondent pas à leur formation universitaire. Tous trois se retrouvent souvent devant l'échoppe ou à l'intérieur pour boire -beaucoup- et philosopher sur leur état et sur l'Amérique, terre de libertés, conscients de perdre peu à peu leurs illusions du rêve américain. Un de leurs passe-temps : le jeu du dictateur. On cite un dictateur et il faut deviner l'année du coup d'état et le pays.... Lorsqu'il n'y aura plus de coups d'état, on pourra cesser notre jeu ...Nous passâmes deux heures à jouer à ce jeu en sirotant lentement le Scotch de Kenneth... Inévitablement, de manière prévisible, nos conversations trouvèrent le chemin du pays : « Nos souvenirs sont comme une rivière qui serait séparée de l'océan. Avec le temps, ils vont lentement se tarir sous le soleil, alors on boit et on boit mais on n'est jamais désaltérés. » Tout est dit sur la mélancolie et la solitude des déracinés.
Le quartier de Logan Circle est en pleine déliquescence : les habitants aux maigres ressources sont peu à peu expulsés, les promoteurs guettent. Sepha voit son affaire péricliter. Une résistance des habitants s'organise à laquelle il participe, sans trop de conviction. Il est fataliste..
Vont surgir dans son univers Judith et Naomi. Judith, professeur d'histoire, blanche, achète une maison à quelques pas de l'épicerie, la remet en état et s'y installe luxueusement avec sa fille de 11 ans, métisse. Naomi fera de l'épicerie son refuge. Comme Sepha lit beaucoup, Naomi se laisse entraîner à la lecture à 2 voix des « Frères Karamazov ».Une amitié très pudique lie ces êtres si différents et pourtant en harmonie. Sepha sera invité chez Judith et elle-même viendra chez Sepha. Et Sepha se mettra à rêver d'un possible avenir. Après que Judith se soit prêtée aussi à ce jeu de lecture, Sepha dira : durant ces trente minutes, j'ai possédé tout ce que je pouvais désirer, et peut-être que si j'avais été un homme plus sage, je me serais contenté de cela.
Plus qu'à la lecture d'un roman, c'est au voyage intérieur du narrateur que nous convie Dinaw Mengestu. Chronique douce-amère sur le déracinement, l'exil, la volonté de se fondre dans le pays d'accueil. Tout cela est vécu par Sepha avec une sorte de détachement, voire de nonchalance..
L'écriture est très poétique, elle dépeint une atmosphère empreinte de nostalgie et de mélancolie. Le titre emprunté à un vers de Dante, dans La Divine Comédie évoque des ciels purs entre enfer et paradis qui réjouissent Sepha. Est-il apaisé à la fin du récit ? Lucide, sans aucun doute.
Que disait mon père, déjà ? Qu'un oiseau coincé entre deux branches se fait mordre les ailes.
Père, j'aimerais ajouter mon propre adage à ta liste : un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension.
(Présentation: Anne-Marie Smith)