1. Un metteur en scène d’aujourd’hui : Gislaine Drahy.
2. Le théâtre : état des lieux selon Gislaine Drahy
3. Un incontournable du théâtre contemporain : Jean-Luc Lagarce
4. "Les serviteurs" : une création du théâtre La Passerelle
Le théâtre La passerelle à Gap
Littera : Le dernier rendez-vous que vous avez eu avec Littera est un article que vous avez écrit pour notre revue « la trame des jours », novembre 2003, sur le problème des Intermittents.(la trame des jours n°6).
Un été chaud finissait et vous faisiez une sorte de bilan … votre espoir était ténu, pour ne pas dire inexistant.
Vous parliez de barbarie à venir, de mercantilisation insupportable, si les vraies questions n’étaient pas posées.
Aujourd’hui, deux ans après, qu’en est-il ?
Gislaine Drahy : Rien n’a vraiment changé. Le processus est en cours, rien ne l’a arrêté, rien n’a dévié cette voie terrible, on ne sait pas quelle est l’échéance. On assiste à une dégradation permanente de notre « vivre ensemble ». L’actualité montre des signes avant-coureurs d’une déflagration de notre communauté. Quand je parle de communauté, il ne s’agit pas de communautarisme mais de société, d’organisation d’un ensemble. La question politique est donc toujours au cœur de l’actualité. Aujourd’hui plus personne ne fait de politique sauf quelques politiciens qui d’ailleurs n’en font pas mais font semblant d’en faire. Et c’est terrible parce que du coup, nos démocraties sont une illusion, un paravent, un consensus vague derrière lequel on s'abrite pour ne rien faire. Un état de fait et cet état de fait est en train de s’écrouler, comme « l’étage d’en haut » des Serviteurs … la « pourriture » ?
Littera : Et pour les gens du spectacle ?
Gislaine Drahy : Pour les gens du spectacle, aucun progrès puisque les nouveaux modes d’indemnisation ont quand même « permis » de faire sortir de la profession environ 8% des intermittents et ce n’est qu’un début : comme il y a de moins en moins d’argent, il y a de moins en moins de projet et donc de moins en moins de travail pour les intermittents. Aujourd’hui, lorsqu’on a affaire à des décideurs, on s’entend souvent dire : vous êtes trop, il y a trop…ce qui veut dire qu’on est inutile. C’est assez terrible de penser qu’on fonde une société sur le sentiment de l’inutilité du plus grand nombre .
Littera : Faire un autre métier pour subvenir à leurs besoins, ce n’est pas favorable à la création ?
Gislaine Drahy : Dans ces cas-là on quitte le champ de la création professionnelle ; est-ce au profit de la re-création d’un théâtre amateur de qualité ? Peut-être. Mais le théâtre amateur a eu ses beaux jours au moment où il y avait des projets de société, quand se regroupaient des gens qui étaient porteurs d’une éthique commune, d’une volonté forte de se battre pour quelque chose. Aujourd’hui, même dans le monde associatif, on assiste à un émiettement, une lassitude. Comme un fatalisme, comme si plus personne ne pouvait même espérer enrayer la machine.
Littera : Mais l’explosion de la violence ne provoque-t-elle pas un sursaut, ne génère-t-elle pas un espoir ?
Gislaine Drahy : Vous parlez de l’embrasement des banlieues. Ça me trouble beaucoup. Quand on est face à un désespoir aussi profond, à un manque absolu de valeurs, de références, de culture donc, qu’à l’expression d’un ras le bol réponde seulement la répression !…
Littera : Est-ce que le théâtre est le lieu où l’on doit se poser des questions ? Des questions essentielles sur la vie, la mort, l’amour ?
Gislaine Drahy : Quand on parle de théâtre c’est un bien grand mot parce qu’il y a autant de théâtres que de metteurs en scène. Il y a deux grandes formes de théâtre : le théâtre inventé tardivement et qui est un théâtre de divertissement, où l’on va pour se reconnaître mais se reconnaître dans sa situation anecdotique, ses références, sa vie quotidienne, ses modes de vie
( modes de vie qu’on prétend exemplaires). Ce théâtre perdure, il a eu ses beaux jours mais il existe de moins en moins ou à couvert. Pour moi, le théâtre essentiel est celui qui s’est inventé en Grèce avec une ouverture beaucoup plus universelle, où les gens reconnaissent non pas leurs modes de vie mais leur condition humaine. Et s’interrogent sur cette condition humaine : qu’est-ce qu’un être humain ? Donc forcément les grandes questions sur l’amour, la mort, la politique, la vie de la cité y sont tout à fait essentielles.
Le théâtre est un lieu merveilleux où des gens viennent, qui ne se connaissent pas, se regroupent et acceptent que quelques personnes, dans la lumière, parlent pour qu’eux, dans la pénombre, écoutent et cherchent à entendre. C’est une relation de délégation réciproque d’une parole et d’une écoute ; on assiste au théâtre à un face-à-face respectueux de la parole et de l’écoute qui tend à disparaître dans notre société. Mais pour combien de temps encore ? Le théâtre ne va-t-il pas devenir un bien de consommation comme un autre, soumis à des questions de rentabilité, de fréquentation et à un phénomène terrifiant de notre société : la massification ? Ce ne sont plus des individus isolés qui décident de leurs choix mais des groupes massifiés qui obéissent à on ne sait quelles directives, quelles tendances. Dans notre démocratie aujourd’hui, on assiste à l’émiettement du collectif mais tous les individus semblent remplaçables les uns par les autres ; ils ne sont que des « cibles » pour qui cherche à établir un commerce avec eux. On fait semblant de s’adresser à chacun, mais on pense en termes de groupes, de masses.
1. Novembre 2005 : crise des banlieues