Gap -  Hautes-Alpes

Rencontre avec Alice Zeniter

 

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Nous avons reçu Alice Zéniter
pour son roman,
"Jusque dans nos bras"
le lundi 10 Janvier, à 18h30, à la Galerie du théâtre "La passerelle"


Littera 05 : De votre biographie je dirai seulement que vous avez 24 ans, que vous avez la passion du théâtre, que vous êtes partie en 2008 en Hongrie où vous avez enseigné le français à l’Université de Budapest, que vous avez publié votre 1er roman à l’âge de 14 ans, “Deux moins un égal zéro” et que vous travaillez comme dramaturge. Expliquez-nous le travail de dramaturge, qui peut avoir  un sens un peu particulier.

Alice Zeniter : Oui, et moi je suis dramaturge dans les deux sens : le sens français qui est d’écrire des pièces de théâtre et le sens allemand qui est d’être spécialiste du texte auprès d’un metteur en scène et d’une équipe de théâtre. Par ex. expliquer la lettre du texte quand on travaille sur du théâtre classique, quand des acteurs ont un peu de mal avec la grammaire du XVII s. , mettre en lumière les enjeux,  être capable de replacer une pièce dans un contexte historique, pouvoir dire si on veut faire une modernisation où il faut insister ; c’est donc travailler comme spécialiste du texte et en même temps dans un lieu du théâtre vivant, ce qui me permet de travailler en groupe, ce qui est très agréable.

Littera 05 : Votre premier roman, dites-nous en quelques mots de quoi il s’agissait. Qu’est-ce qu’on écrit à 14 ans ? C’est un roman qui a dû compter puisqu’il a eu le prix de la ville de Caen.

Alice Zeniter : J’avais essayé d’écrire un roman qui ne soit pas celui d’une fille de 14 ans. Je n’avais pas envie d’être cantonnée à mon adolescence. J’avais essayé de transformer mes petites souffrances personnelles en souffrances universelles. C’est l’histoire de deux enfants pendant la guerre qui ont adopté un petit chien et essaient de continuer à vivre dans un pays dévasté. C’est extrêmement pathétique.

Littera 05 : Sur quels critères votre livre a-t-il été choisi ?

Alice Zeniter : Apparemment j’avais déjà développé un sens du dialogue qui devait fonctionner assez bien ; j’avais aussi développé un style lapidaire. Ce qu’on a voulu récompenser, c’est le fait qu’une fille de 14 ans puisse, sinon écrire ça, au moins prétendre à écrire ça.

Littera 05 : Vous aviez un côté enfant prodige ?

Alice Zeniter : J’ai toujours aimé penser ça quand j’étais petite. A partir du moment où on est enfant et qu’on fait des choses qu’on n’est pas censé faire à cet âge-là, tout le monde trouve que ça fait enfant prodige. Il y a énormément d’enfants qui possèdent des dons, et comme ils n’ont jamais peur de se tromper, ils pourraient tous être des enfants prodiges si on les laissait faire exploser leur créativité.


Alice Zeniter est interviewée par Anne-Marie Smith (Littera 05)

Littera 05 : Votre livre « Jusque dans nos bras » fait allusion à « La Marseillaise » : avez-vous voulu montrer un côté guerrier ou au contraire l’amour quand on tend les bras à quelqu’un qu’on accueille ?

Alice Zeniter : En fait les deux ; on a les bras ouverts pour accueillir et en même temps, ceux qu’on va accueillir, ce sont des étrangers et notre hymne national dit qu’on a un peu peur de ce que pourrait apporter l’autre. 

Littera 05 : C’est l’histoire d’un mariage blanc entre une jeune Française, Alice, d’origine algérienne par son père et normande par sa mère. Elle a, depuis la plus petite enfance, un ami malien, Mad, qui en a assez de devoir renouveler chaque année ses papiers et des humiliations qu’il subit de la part de l’administration. Alice a accepté ce mariage, on est sur les marches de la mairie :
Lisons les premières lignes après le prologue :
Alice parle d’une liste qui s’affiche dans sa tête, des tares de sa génération, du bordel qu’il y a partout. Ces trois mots font référence à quoi ?

Alice Zeniter : Au prologue

Alice Zeniter et Anne-Marie Smith lisent une partie du prologue (début et fin)

Littera 05 : Expliquez-nous le sens de ce prologue : le pourquoi ? le comment ? Son inspiration ? Son rythme ? C’est du slam ? Cette rage, cette violence, cette indignation viennent d’où ?

Alice Zeniter : C’est une litanie qu’on entend tous les jours, en ouvrant la presse, en écoutant la radio, et avec l’impression que les gens ne se rendent pas compte de ce qu’on assène à la jeunesse du pays, ce qui en fait est terrifiant si on met tout ensemble . Il y a des gens qui passent leur temps à parler de ce qui va arriver à la génération d’après : on va vivre sur une terre où la banquise sera fondue, où les ours polaires seront morts, où on n’aura pas de travail, pas de retraite, où notre génération aura oublié ce qu’est l’indignation, la révolte. Le constat qu’on en tire est tellement déprimant que j’avais envie de faire un collage de tous ces titres absolument improbables qui ne me donnent pas envie de me lever le matin.

Littera 05 : Et ça vous met en colère !

Alice Zeniter : Oui

Littera 05 : Parlez-nous du rythme de ce prologue : d’où vous est venue cette idée de litanie : Je suis de la génération de … Je suis de la génération de …

Alice Zeniter : ça fait partie de tout le projet du livre qui est de mêler un argot très rue et des mots qui ne sont pas considérés comme littérairement valables, littérairement class, des mots que l’on interdit en littérature sous prétexte qu’ils sont moches. J’avais envie de les mêler avec  quand même une préoccupation littéraire, avec la connaissance que j’ai  de ce que peut être un grand texte. Je voulais mêler ces deux exigences. Et pourquoi ne pas faire une ouverture de livre qui soit censée être de la littérature et du rap en même temps. J’ai essayé d’écrire du rap avec Slumdog à fond dans mes écouteurs pour écrire un texte qui puisse être slamé. 

Littera 05 : Parlons justement de votre écriture ; peut-on parler de langage de la rue ou de langage oral ?

Alice Zeniter : Cette écriture peut faire penser à l’écriture de la rue ou à l’écriture orale ; mais l’attention qui est portée au rythme fait que c’est un rythme d’écriture plus qu’un rythme de la parole de tous les jours.

Littera 05 : Je pense que c’est très travaillé et que l’ambition de ce livre est avant tout littéraire. J’aurais presque envie de parler d’un livre-laboratoire : peut-on dire ça ?

Alice Zeniter : Oui, ça me semble très juste, j’aime cette formule.

Littera 05 : Quels moyens employez-vous pour que ce langage devienne un moyen littéraire ?

Alice Zeniter : Un exemple : créer des listes très longues qui fonctionnent soit par écho sonore  soit par associations de mots qui créent  des images, avec toujours ce phénomène de litanie  en espérant qu’une sorte de transe s’empare du lecteur. On trouve ces listes dans trois ou quatre passages du livre. 

Littera 05 : Et dans les structures, les constructions de paragraphes, la façon d’utiliser la ponctuation ou de ne pas utiliser la ponctuation.

Alice Zeniter : Oui, c’est bondissant.

Littera 05 : Avec ce prologue, on plonge tout de suite dans le présent. Vous l’avez inscrit dans l’immédiateté, dans l’actualité. Est-ce le rôle de la littérature d’interroger l’actualité, le maintenant ? N’est-ce pas plutôt sur le passé que l’on s’interroge ?

Alice Zeniter : C’est une grande question. Chaque œuvre de la littérature peut apporter quelque chose de différent. Des livres peuvent vous faire voyager hors de tout temps, de tout lieu. D’autres livres sont des réflexions sur le présent. Quel que soit le rôle de la littérature, elle n’existe que dans son rapport avec le lecteur, elle entre en résonance avec le lecteur, avec sa vie au moment où il lit.

Littera 05 : Mais en datant ainsi votre livre, ne prenez-vous pas le risque qu’il soit vite oublié ?
Ne craignez-vous pas de ne pas atteindre ce qui assoit un roman dans le temps et la durée, c’est-à-dire son universalité, son intemporalité ? 

Alice Zeniter : C’est un risque que j’ai pris et auquel j’ai beaucoup réfléchi. Je n’avais pas envie de protéger ce livre du vieillissement en enlevant toutes les références actuelles car je risquais de vider le livre de son contenu. Je voulais tracer le portrait général d’une époque et si j’essayais de m’enfuir de 2010, je risquais de perdre tout ce qui fait la saveur et le vrai portrait d’un moment. En lisant des livres écrits cinq ans auparavant, je me demandais ce qui les différenciait d’un livre que Zola aurait pu écrire. En fait rien ! Les gens essaient de se protéger, ils ont peur d’écrire téléphone portable, skateboard, parce que  aujourd’hui, faire du moderne va changer un livre en kleenex, va en faire un objet jetable et ils utilisent la langue du XIXs. En laissant tout un pan du langage tomber dans l’abandon,en le considérant comme indigne de participer à la grande littérature. Moi j’avais envie d’essayer de faire le contraire de ça.  

Littera 05 : Avez-vous pensé à vos lecteurs avec l’objectif d’ouvrir la littérature  à ceux qui ne lisent pas « la grande littérature » parce que trop difficile ; avez-vous pensé à eux en employant ce langage ?

Alice Zeniter : Ce serait mon rêve ; mais je ne prétends pas que mon livre puisse y arriver. J’ai cette idée de réussir à  faire un livre qui ne fasse pas peur à ceux qui ne lisent pas et qui en même temps puisse être non pas de la grande littérature mais en tout cas leur propose de faire un pas vers le rêve de la grande littérature, en leur montrant que ce n’est pas si difficile et qu’ils pourraient aller un peu plus loin, vers les plus grands.

Littera 05 : Le livre est construit d’une façon bien particulière : après le prologue,  un chapitre sur le maintenant (le mariage) suivi d’un chapitre flash back sur le passé des personnages. L’idée centrale, c’est l’histoire du racisme, le côté militant du livre. Comment est écrite cette histoire du racisme ?

Alice Zeniter : C’est une histoire qui apparaît par stations, au gré des flash-back depuis l’âge du bac à sable jusqu’à l’âge adulte. Je voulais pouvoir la montrer à travers les yeux de ces enfants puis ces adolescents. Je ne voulais pas montrer des faits et les analyser froidement.  J’avais envie de montrer  ce que, dans la construction d’un monde que font des enfants, ils ressentent quand ils se font appeler bougnoule quand ils ont quatre ans et qu’ils ne connaissent pas ce mot, quand ils ont huit ans et qu’ils rencontrent des skinheads, quand ils ont dix ans et qu’ils ne savent pas  du tout que la haine peut exister en ce bas monde ? De quelle manière ça change leur construction du monde ? En même temps pouvoir  aborder ce sujet-là avec la naïveté d’un enfant, le transformer en épopée où c’est un combat permanent entre le bien et le mal, où il y a des monstres et des chevaliers. Donc en faire quelque chose d’un peu moins déprimant que le prologue, d’un peu moins déprimant que l’amertume au jour le jour, avec moins de désespérance.

Littera 05 : A côté des manifestations du racisme qu’ils ont subies dans leur vie personnelle, il y a dans le livre un racisme plus politique.

Alice Zeniter : Ce que j’aime bien dans ces flash-back c’est qu’ils permettent d’appeler « Grande Histoire du Racisme » ce qui est une petite histoire du racisme : une insulte dans le bac à sable, une réflexion dans le métro, la rencontre avec trois blaireaux qui font un barbecue et qui s’avèrent être racistes, c’est finalement un racisme contre un individu. Mais l’arrière-plan politique de cette histoire, c’est le durcissement des lois anti-immigration, la création d’un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, l’accueil haineux dans une préfecture, qu’est-ce que c’est quand on a le sens du respect de la dignité humaine ? Qu’est-ce que ça fait quand on allume une télé et qu’on voit des cadavres de clandestins qui sont rejetés sur une plage par la mer et mangés par des crabes ? Comment peut-on vivre avec ça ? Comment peut-on manger une pizza en regardant le journal de 20 h ? Comment continuer sa vie comme si de rien n’était ? Comment réfléchir à la dignité de la personne humaine et à l’amour de son prochain en voyant cela tous les jours ? C’est tout l’arrière-plan de mon roman.

Alice Zeniter lit un passage du livre où sont évoqués les harragas.

Littera 05 : Vous avez donc placé vos personnages dans l’enfance et l’adolescence et on n’est plus du tout dans la colère du prologue. Pourquoi les avoir placés dans ce monde conte de fées ?

Alice Zeniter : C’est aussi ma manière de rendre hommage à l’amitié : les gens avec qui on grandit et qui nous aiment, peuvent nous protéger face à la manière dont le monde nous atteint. Si on a gardé les gens avec qui on a construit un monde imaginaire, même en arrivant dans l’âge adulte, on est protégé par ce cocon qui existe encore, par cette bulle dans laquelle on se croit encore. On peut être Robin des Bois, voir passer des dragons volants, c’est cette force du groupe d’amis qui protège et qui réchauffe. Si je présente les événements d’un point de vue enfantin ou adolescent  des personnages, c’est l’énergie de l’écriture qui m’intéresse ; je ne fais pas une analyse fine des événements, je ne suis pas politologue. 

Littera 05 : En fait ils sont toujours en décalage par rapport à la réalité (quand éclate la guerre d’Irak, ils continuent à distribuer leurs petits tracts …), ce qui les protège de la violence du monde

Alice Zeniter : C’est pour cela que j’ai beaucoup de tendresse pour mes personnages même si je les trouve parfois un peu ridicules, ce que je n’hésite pas à dire. Moi je garde de mon adolescence un sentiment d’énergie, d’espoir, de croyance de tous les possibles, quand on s’imagine qu’en faisant un tract, on va pouvoir réellement convaincre Bush d’arrêter la guerre. Ce que je fais dans mon microcosme peut se répercuter et bien sûr, c’est stupide ! Mais le moment où on se rend compte que ce n’est pas vrai est tellement douloureux et condamne à une  telle résignation  ou amertume que je me demande si je ne préfère pas l’attitude de l’adolescent qui pense que se bouger est profondément utile.

Littera 05 : En tout cas ce mariage les fait grandir. Prenons le cas d’Alice : Depuis le début elle revendique son algéritude, mais ce qui l’embête c’est qu’on ne voit pas qu’elle est algérienne (algérienne par son père). Sa peau blanche la protège. A un moment, elle se rend compte qu’elle joue quand elle parle du bled et de l’Algérie. Elle est jalouse de Mad parce qu’elle ne peut pas lever le poing comme les Black Panthers.

Alice Zeniter : C’est ce que je veux dire quand il est question de la présence de Le Pen au 2e tour des élections en 2002. Ils sont tous ensemble pour fêter un anniversaire et ça devient une déréliction totale tant ils sont choqués de ce qui vient d’arriver. Ils voudraient tous pouvoir lutter mais Mad leur fait remarquer qu’ils sont tous blancs et français et même si le pire arrivait, on ne les renverra nulle part  et pour Alice et le personnage de l’Arabesque qui s’est inventée des filiations intellectuelles avec l’Algérie, c’est dur d’être privées du statut de contestataires et de martyres de la cause  alors qu’elles sont dans cette contestation bouillante et qu’elles voudraient s’immoler pour la juste cause ; et on leur dit qu’elles font semblant ! C’est une des raisons pour laquelle Alice va accepter ce mariage blanc, cette petite jalousie un peu crade qui vient de ce qu’elle ne peut pas être une Black Panther.

Littera 05 : Mais elle  grandit quand elle prend conscience de son individualité au milieu du groupe : c’est elle qui dit oui.

Alice Zeniter : La prise de conscience passe par le fait qu’on est responsable de nos actes, ce qui n’était pas le cas dans le monde adolescent. On pouvait sortir, faire toutes les conneries qu’on voulait et s’imaginer qu’on était en train de renverser le président américain mais il ne se passait jamais rien, sinon à la limite le Papamaman qui venait vous tirer l’oreille pour vous dire qu’il était l’heure de dormir mais ça n’avait pas de conséquences. Et là tout à coup l’idée de faire quelque chose d’illégal et dont on est pleinement responsable , ça donne une réalité à la protestation : Alice comprend que c’est elle qui dit oui, c’est elle qui prend tous les risques et si je prends cinq ans de prison cette fois-ci il n’y aura pas Robin des Bois ou un dragon volant qui viendra me sauver.  


Alice rencontre ses lecteurs

Littera 05 : Quant au personnage de Mad, ce n’est pas un sans-papiers ; il doit chaque année renouveler son titre de séjour. Vous auriez pu en faire une victime, prêt à être embarqué dans un charter : pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

Alice Zeniter : Je voulais éviter le pathétique : si on est dans une situation qui est dans l’urgence avec un danger réel, exposer tout ce temps de la réflexion d’Alice sur son engagement et sur le mariage blanc ce sera inutile parce que, à cause de l’urgence, tout le monde lui dira tais-toi, vas-y, fais-le et donc ça aurait été un autre livre. Il fallait que je trouve à Mad une situation qui pouvait provoquer l’action sans la précipiter. Et de plus, si Mad était un vrai sans-papiers, il vivrait la peur au ventre, ce serait un livre où l’enfance ne pourrait pas avoir cette place.

Alice Zeniter lit la demande en mariage de Mad à Alice.

Littera 05 : Il y a un troisième personnage, l’Arabesque : Le sens de son nom, elle qui est une Française bien blanche ?

Alice Zeniter : Son nom vient du fait qu’elle lit beaucoup d’écrivains arabes pour devenir bougnoule de l’intérieur.

Littera 05 : Son avis compte beaucoup ; c’est une des rares à être au courant du mariage blanc. Elle fait un acte tout à fait particulier pour montrer sa participation à ce mariage, au mensonge.

Anne-Marie Smith lit le passage où l’Arabesque explique que sa désobéissance civique se manifestera le jour du mariage  sous la forme d’une paire de chaussures à talons haut ….

Littera 05 : Quelques mots sur la narration : vous passez sans cesse du je au tu et inversement.

Alice Zeniter : Quand j’ai commencé à écrire, je l’ai fait à la 1ere personne et je me suis rendu compte que la narration à la première personne perdait de l’énergie, commençait à devenir contemplative et tournait autour de mon nombril. Utiliser la deuxième personne donne une brusquerie, donne une distance  dans le regard qu’on a de soi-même. Ça m’évite de m’assoupir dans mon individualisme.

Littera 05 : Vous avez fait avec ce livre un acte à la fois militant et littéraire. Est-ce que la littérature peut changer les choses ?

Alice Zeniter : Je ne crois pas qu’un livre puisse être « une balle de révolver » comme l’a dit Sartre. Je ne crois pas qu’un livre ait cette force-là. Mais pourquoi comparerait-on un livre avec une arme à feu ? Par contre ce qu’un livre peut faire c’est ouvrir les yeux des gens sur des choses auxquelles ils n’auraient pas pensé, leur faire découvrir un nouveau sentiment ou leur dire : le monde est pourri mais on peut ressentir en lisant un livre un peu de beauté, un peu d’espoir, une autre énergie … C’est déjà changer les choses , c’est rendre la vie plus belle, plus vibrante, c’est élargir la conscience au monde

Littera 05 : Vous avez reçu pour ce livre le Prix de la Porte Dorée : expliquez-nous de quoi il s’agit et ce qu’il représente pour vous.

Alice Zeniter : C’est un prix qui vient d’être créé par la Cité de l’Immigration et qui récompense un ouvrage qui parle de l’exil. J’ai été énormément touchée et très heureuse qu’ils prennent le risque pour une première année de le donner à quelqu’un qui a si peu de notoriété. De plus avec un thème aussi sérieux que celui de l’exil,je pensais qu'ils iraient vers l’image traditionnelle de l’exil, le déchirement, la souffrance après le passage d’un pays à l’autre. Je pensais être à la limite du thème et je n’imaginais pas du tout qu’ils me donneraient le prix. J’ai vraiment été très touchée de voir que mon livre pouvait faire entendre l’exil d’une manière très différente, pouvait compter pour les gens, leur parlait aussi fortement que je pouvais l’espérer. C’était vraiment un grand bonheur pour moi.

Merci au Théâtre La passerelle de nous avoir aimablement prêté la Galerie du Théâtre pour recevoir Alice Zeniter