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Rencontre avec Antonio Altarriba et Kim
pour leur roman graphique "L'art de voler"
Le mardi 19 Mars à 18h30
à l'Université du Temps Libre
Rue Bayard Gap

Edition Denoël Graphic, 2011
Texte : Antonio Altarriba - Illustrations : Kim  
Traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco

Littera : Une brève présentation de chacun de vous et le début de l’aventure …

Antonio se présente : Je suis prof à l'université du Pays basque. J'enseigne la langue et la littérature française. Les réseaux qui m'ont conduit à avoir ce métier s'expliquent dans ce livre avec l'histoire de mon père. J'ai compris en écrivant ce livre combien la trajectoire de mon père a marqué ma propre trajectoire. J'ai toujours combiné mon travail à l'université et mon travail créatif d'écrivain : écrivain littéraire et scénariste de bande dessinée, forme d'expression que j'aime beaucoup. En France, c'est une forme culturelle beaucoup plus admise. En Espagne, elle a un statut culturel encore un peu critiqué. On a toujours dans l'idée que c'est un produit mineur, pour des enfants ou pour des histoires peu importantes, une historietta. Je travaille dans la BD depuis les années 70-80 et ce livre-ci a pesé davantage. C'est un livre très spécial où je raconte l'histoire de mon père qui est mort dans des circonstances dramatiques. Il a été écrit pour raconter l'histoire de mon père mais aussi de façon thérapeutique parce que mon père s’est suicidé. Je l'ai écrit dans un état émotionnel très particulier. C'est un livre réellement très important pour moi.

Kim : J'ai toujours aimé le dessin, la peinture. J'ai commencé aux Beaux-Arts mais je n'ai pas continué parce que je m'embêtais. Je ne trouvais pas ce que je voulais. Finalement, j'ai travaillé dans différentes choses mais toujours autour de la peinture, du dessin. Un jour, il y a 30 ans, un groupe d'amis m'a proposé de faire une BD pour adultes. J'ai beaucoup travaillé le dessin, ça a eu du succès. Au moment où Franco est mort, est arrivée la liberté et beaucoup de revues ont paru, tout le monde voulait gagner de l'argent. J'ai dessiné dans plusieurs revues et je m'amusais bien. Je suis allé vers les revues humoristiques, pas sérieuses. Je travaille dans un journal, une espèce de Charlie Hebdo. Mon personnage.....est un vieux fasciste qui raconte ce qui lui arrive avec la démocratie. C'est une caricature très connue en Espagne.

Kim se rappelle : Un jour, je reçois un coup de téléphone d'Antonio [on s'était rencontrés une fois dans 1 festival de BD] : Ecoute, je suis en train d'écrire l'histoire de mon père. Je cherche quelqu'un qui peut dessiner ça...moi je croyais qu'il me demandait si je connaissais quelqu'un....Non, non, toi ! Tu peux le faire. Je cherche quelqu'un qui peut comprendre l'histoire de mon père. Moi, j'ai dit : Bon, on va essayer, on va voir.
Je ne connaissais pas l'histoire, pas encore. Mais ça m'a plu. J'en avais un peu marre de la caricature. J'ai cherché le style que je n'avais pas encore.

Littera : L’emploi du JE :

Antonio explique comment il a décidé d’écrire le livre à la 1ere personne :
Mon père est mort en 2001 mais je ne me suis mis à l'écriture que fin 2003, début 2004. J'avais l'histoire de mon père. J'avais tellement parlé avec lui. Je suis fils unique. A la fin de leurs jours mes parents se sont séparés. Ils étaient bien ensemble mais, comme je l'ai appris par la suite, quantité de couples se séparent à partir d'un certain âge, lorsque les enfants quittent la maison. Ils se retrouvent face à face, en tête à tête. Tant qu'ils ont eu une conduite en commun, l'éducation des enfants, le foyer... ça marche. Mais tout d'un coup, c'est la retraite et ils ne se retrouvent plus ensemble. Ils se sont séparés, ma mère dans une résidence et mon père dans une autre. Moi je faisais la navette entre les deux. Ils ne se sont plus rencontrés après la séparation. A la fin de ses jours mon père ne parlait qu'avec moi.
L'histoire de mon père, je l'avais bien dans la tête : les péripéties, tout ce qu'il avait vécu, ce qu'il avait souffert. J'ai commencé à plusieurs reprises à raconter l'histoire de mon père comme si c'était l'histoire d'un autre, parlant de lui à la 3e personne : mon père...Antonio (il s'appelle comme moi)... mais ça ne marchait pas. Je me sentais bloqué. J'ai finalement trouvé une idée : l'histoire commence par la fin, le suicide de mon père et la 1ère phrase est …..........personne ne le sait mais moi, je le sais. Je n'étais pas là mais j'étais en lui parce que, avant même d'exister, je faisais partie du patrimoine génétique de mon père. Maintenant qu'il n'est plus là, son sang coule dans mon sang. Je peux, je veux prendre sa voix et je peux raconter son histoire avec sa voix.
A partir de là, regardez la dernière image :

- la reconstitution de la scène du suicide -

description pure et dure : les pantoufles à l'intérieur, la canne à l'extérieur. C'est une image très forte dans ma mémoire. A partir de là, commence l'histoire.
J'ai dit : mon grand-père n'est plus mon grand-père, il est mon père. Mes oncles ne sont plus mes oncles, ce sont mes frères. Mon père, c'est moi. A partir de ce moment, je raconte l'histoire à la 1ère personne, je m'approprie la voix de mon père, je fais ce transfert et le récit est sorti comme ça. C'est tout un travail de thérapie mais ça fonctionne très bien pour les lecteurs parce que cette distance que j'élimine entre mon père et moi, permet au lecteur d'approcher aussi le personnage. Cette histoire racontée à la 1ère personne rend le personnage plus proche.

Littera : Kim, vous avez eu carte blanche pour illustrer ce script ? Y a-t-il eu des échanges entre vous ?

Kim : D'abord, j'ai essayé de chercher le style, avec la plume, l'encre, classique. J'ai mis le gris parce que, pour moi, c'est comme un film des années 50. Antonio et l'éditeur ont vu l'épreuve. Ca leur a plu. J'ai commencé à travailler. Antonio m'envoyait le scénario.....Je me disais « mon vieux, où je me mets ? ». J'avais lu 15 pages et j'ai travaillé sur ce que j'avais lu. J'ai dit « après, je commence à lire » mais finalement, j'ai pas lu la suite. C'est pas professionnel mais c'est comme ça. Je tournais la page, je dessinais ce que j'avais lu. Je ne savais pas la suite et j'ai mis 4 ans à dessiner le livre et 4 ans à connaître toute l'histoire....
Le script est très littéraire avec tous les détails.
Mais pourquoi tu fais si long ?
- Mais c'est pour toi, comme ça, tu t 'ennuies pas... 

 

 

 Antonio : Scénariste est un métier très particulier que j'aime beaucoup. Le scénario, le matériau sur lequel je travaille, je le fais pour un seul lecteur. Ce que le public va lire, c'est le scénario adapté à l'image. Mon écrit n'a qu'un seul lecteur mais il a énormément d'importance. Un scénariste ne peut pas permettre que son dessinateur s'ennuie. C'est raté. Alors il faut qu'il se sente bien, qu'il adhère à l'histoire, qu'il s'implique. Il faut travailler avec beaucoup de soin, que ce soit un peu littéraire, pas uniquement une liste d'éléments qui figurent dans la vignette.
D'autres scénaristes n'entrent pas dans les détails. Pour moi, non seulement les images défilent dans ma tête mais aussi, parce que c'est important du point de vue narratif,  l'éclairage, le plan, le cadrage. L'effet dramatique est beaucoup plus fort lorsqu'un personnage dit quelque chose dans un 1er plan  plutôt que dans un plan général, perdu dans la foule. Tout cela qui peut paraître technique et faire partie du dessin, en réalité, fait partie du scénario. Ca fait partie de l'histoire proprement dite et comment on raconte cette histoire. Pour voir mon père débordé par les évènements, désespéré à un moment donné, il suffit de le prendre en contre-plongée, le voir de haut, comme si toute la ville s'emparait de lui. C'est une image qui raconte une histoire avec beaucoup de nuances, beaucoup de précisions. C'est pourquoi je pense que le scénariste doit être directif. C'est ma technique mais il faut aussi donner de la liberté au dessinateur ou du moins qu'il croie qu'il l'a. Je lui disais « Moi, je te donne toutes ces précisions, mais après, tu fais comme tu veux »
Kim : Tu as vu le dessin comme tu l'attendais ? _
Antonio : Non !  ( éclats de rire).
Kim : J'étais étonné parce que moi, je croyais avoir fait ce qu'il avait dit.
Antonio : Moi, scénariste, je voyais défiler les images dans ma tête. En plus, je lui ai envoyé des photos de la famille : ma mère, mon père à différentes époques de leur vie.
Kim : Je les ai vues mais...
Antonio : Mon père ne ressemble pas au personnage qui apparaît. Pour le scénariste,  lorsqu'il voit le résultat concret, précis, il y a un moment où il ne se retrouve pas. Pour le dessinateur, il doit y avoir aussi, lorsque il lit l'histoire, un moment pour la digérer, la faire sienne pour la dessiner. De même, le scénariste doit assumer le dessin, l'intégrer. Maintenant, les dessins de Kim sont devenus réels et je vois presque mon père comme il l'a dessiné.

Littera : Passons au personnage d’Antonio, votre père : C'était un enfant rebelle ?

Antonio : Mon père est né en 1910, dans une Espagne misérable, dans un village pauvre, près de Saragosse. Il a commencé à travailler à 8 ans dans les champs. C'étaient des petits propriétaires de petits lopins de terre tout en travaillant pour de grands propriétaires. Ils cultivaient leur jardin et mon père m'a raconté une pratique très courante : essayer d'agrandir son jardin en prenant un sillon du jardin d'à côté. C'est la misère qui pousse à gagner quelques centimètres de terrain. Disputes entre voisins et ils ont commencé à construire des murs pour défendre cette petite propriété. J'exagère un peu dans cette fiction en montrant des gens qui construisent des murs plus grands les uns que les autres. Dès l'âge de 10 ans mon père et ses amis essaient d'élargir leur horizon et il y a toujours un mur qui les empêche.

C'est le 1er élan pour s'envoler. 

Cette nécessité de s’envoler apparaît déjà et dans ce contexte de misère, c'est déjà la chimère de la grande ville, Saragosse, à 25 km. La 1ère évasion de mon père, c'est de chez lui à 14 ans. Il a quitté le village  pour aller en ville trouver une autre vie.
Un autre moyen de s’envoler, c’est la voiture qui lui permettait d’accéder à un monde tout différent de celui du village. A 21 ans, il a eu son permis de conduire de 1ère classe ! D'une certaine manière son rêve s'est fait réalité pendant la guerre puisqu'il a conduit réellement une Hispano-Suiza confisquée.

Littera : On ne peut pas parler de sa jeunesse sans citer son engagement anarchiste, comme vous d'ailleurs, je crois ?

Kim (brocarde l'engagement d'Antonio) : c'est un anarchiste un peu bourgeois. Il aime bien manger, voyager...
Antonio : Mais quelle est cette idée selon laquelle, si tu appartiens à la Gauche, tu dois vivre misérablement ? J'adhère à l'idéologie de mon père pour que tout le monde vive mieux.


Littera : La machine à coudre qui devient un avion, expliquez-nous :
Kim : C'est un effet métaphorique, surréaliste : une machine à coudre qui vole comme un avion, c'est pas facile à dessiner, c'est pas crédible. Finalement, j'ai dessiné ça.

 

 

Antonio : C'était au poil. Mon père, au moment d'être engagé dans la guerre civile, vendait des machines à coudre Singer. Au début, il était pacifiste mais a été victime d'un groupe de Phalangistes (fascistes espagnols) qui l'ont insulté, frappé.
Il a compris que c'était plus le temps de coudre, que les tissus étaient tout à fait déchirés et que la guerre était incontournable. Il imagine cette machine à coudre qui vole et qui mitraille les Phalangistes. C'est une métaphore visuelle qui ne serait pas possible en littérature et qui fonctionne à travers le dessin. Très souvent, pour raconter, pour transmettre des états d'esprit très nuancés, des changements d'attitude,  des perspectives sur la question, je ne fais pas un long discours mais cette image permet de comprendre les changements d'attitude de mon père. Ce qui oblige Kim à changer de registre : passer d'un registre très réaliste (beaucoup de documentation) à un registre onirique, symbolique, irréel. Le changement de registre est annoncé par une vignette noire.

Littera : L’exode vers la France, un moment de sa vie particulièrement tragique :

Antonio : c'est très important pour moi d'imaginer que, pour moi la France est devenue mon 2e pays ou mon 1er pays. Mon père est mobilisé par les Franquistes mais il sait immédiatement qu'il va passer de l'autre côté avec les Anarchistes. Il tombe dans une centurie nommée Centuria Francia. Pour la 1ère fois, le mot France apparaît dans la vie de la famille. Cette centurie était intégrée par des Espagnols qui habitaient la France depuis 1936, émigrés économiques qui sont revenus en Espagne combattre Franco. La France représentait pour les Espagnols le pays de la liberté, égalité, fraternité, le pays de la Révolution, un référent idéologique très important.

Imaginez la déception de tous ces Espagnols qui, en février 1939 traversent la frontière et sont accueillis par les gendarmes français qui les dépouillent de tout ce qu'ils portent. Il y a des femmes, des vieux, des enfants fatigués, épuisés, blessés, malades. Ils les conduisent à la plage. Mon père va à St Cyprien, d'autres vont à Argelès ou Agde, d'autres camps du sud de la France. Cela a été pour mon père et ses amis anarchistes une grosse déception d'être reçus de cette façon. C'est un chapitre de l'histoire de la France qui n'est pas très connu. Ce sont eux qui ont dû construire les baraques, installer les barbelés, construire les cages dans lesquelles ils devaient être enfermés, surveillés par des Sénégalais... Mon père est resté à St Cyprien de février à décembre 1939 : 10 mois de misère avec travail obligatoire.

 

Littera : Kim, là vos dessins sont très touffus, très resserrés et rappellent l’exode des Français en 1940.
 Kim : On a trouvé des photos. Il y a beaucoup de photos de plusieurs photographes et j'en connaissais déjà quelques unes. Du coup, c'était facile à reconstituer. (une photo de Robert Cappa est utilisée)

 

Littera : Après cela, il aura des moments de bonheur dans une famille où il est très bien accueilli.
 

Antonio : Je me suis rendu compte que la ligne générale de l'histoire de mon père était dramatique. Mais je savais à travers ses témoignages et ceux de ses amis que leur vie très dure ne les empêchait pas de rigoler, même dans des situations extrêmes.
Ils gardent le sens de l'humour qui leur permet de s'accrocher. Je voulais faire passer aussi les bons moments. Il n'a pas passé sa vie à souffrir. De plus, quand on raconte l'histoire d'une personne, sa vie sexuelle est très importante car la sexualité implique beaucoup de choses. Je l'ai vécu et j'ai senti autour de moi que cette relation entre mon père et ma mère ne marchait pas très bien. Je suis né par césarienne. Il aurait été dangereux pour ma mère d'avoir un autre enfant, d'où le système anti-conception le plus radical. Je parle de la sexualité de mon père, ce qui reste un peu tabou. J'ai pensé que, pour raconter l'histoire de mon père et de ma mère, je devais aussi rentrer sur ce terrain-là parce qu'en plus c'était très significatif de l'idéologie de l'Espagne, très catholique.

 

Littera : vous parlez de la bigoterie de votre mère, elle voit l'amour comme un péché. Votre père est très amoureux et une fois encore, il sera très affecté.

Antonio : Effectivement, mon père anarchiste, ne croyait pas en Dieu mais lorsqu'il rentre en Espagne, en 1950, il était impossible d'établir une relation sans passer par l'église, encore moins avec ma mère qui croyait en Dieu. Je peux l'imaginer parfaitement dans cette situation. Il faut passer par là. L'exil intérieur qu'il a connu était aussi dur que l'exil extérieur en France. Il fallait accepter la loi du vainqueur.

Littera : la loi du vainqueur que vous traduisez par la métaphore de l’aigle franquiste :

« heureusement, je vois plus rien »

Antonio : Quand on fait partie d'une famille, son histoire devient une référence habituelle, normale. Quand je suis entré dans mon père, j'ai commencé à écrire son histoire non pas comme si c'était quelqu'un d'autre, mais en me demandant pourquoi il était rentré en Espagne, acceptant toute la symbolique franquiste. Franco est tenu comme vainqueur d'une « croisade de libération nationale », pas une guerre civile. C'était le nom officiel de la guerre. Comment mon père a pu survivre dans un monde où, chaque fois qu'il sortait dans la rue, une image, un mur, un monument lui rappelait qu'il était un vaincu ? C'est pour lui une mort civile, politique. C'est pourquoi pour transmettre réellement cette situation, ce que mon père a pu vivre et ressentir, je représente les symboles puis l'aigle franquiste qui lui arrache les yeux. Cette amputation idéologique et politique, le renoncement complet, la vision d'une défaite sont représentés par cette métaphore.

Littera : Une défaite qu'il vivra aussi dans son couple qui entre en déliquescence au vu de vos illustrations, Kim ?

Kim : C'était difficile de raconter le désastre d'un couple.




Antonio : J'ai vécu cette dégradation de la relation de mes parents. Ce silence qui régnait entre eux était pour moi d'une violence extrême..

Littera : une autre défaite pour votre père : il ne peut vous éduquer comme il veut :

Antonio : Quand j'étais petit, quelque chose me semblait étrange, bizarre. Quand nous allions à l'église, moi je rentrais avec ma mère et mon père restait à l'extérieur. Il n'entre pas. Il a dû accepter, se taire des milliers de fois face à des rituels religieux...

Cette image traduit bien la menace de l'église et il dit « Je n'ai pas pu éduquer mon fils » Mon père a renoncé car comment transmettre une idéologie, une pensée interdite, dangereuse ? Il n'a pas parlé, il a laissé l'éducation à ma mère mais il a pris une décision intelligente. Pour que son enfant apprenne le français, il faut l'envoyer passer les étés en France. Alors il m'envoyait chez ses amis anarchistes à Narbonne, Montpellier qui m'ont les premiers, appris les aventures de mon père. Je venais d'une Espagne catholique et là, dans ce milieu anarchiste, on disait des blagues  sur les curés, sur Franco. Ce monde était tout à fait différent. Je suis un privilégié parmi les Espagnols de ma génération car 2 mois par an, une porte s'ouvrait. Je venais en France dans un autre monde, avec d'autres petits amis.

Littera : Votre père finira ses jours dans une maison de retraite : une fin de vie bien triste, hélas universelle :

Antonio : Pendant 15 ans, j'ai passé une bonne partie de mes jours dans les maisons de retraite. Ma mère était dans une maison de retraite de bonnes sœurs et, finalement a été heureuse. Elle est devenue bonne sœur, qui était sa vocation, je crois. Mon père était dans une résidence publique, d'état. J'ai très bien connu cette ambiance pleine de bonne volonté, qui veut que les gens âgés aient cette attitude positive. Mon père me disait : « Ils veulent que l'on soit jeunes, gais, contents, sains c'est à dire tout ce qu'on n'est pas. On est vieux, tristes, dans la merde ». Il y a une volonté de correction politique, que tout soit beau. C'est général dans tout l'Occident, cette idée d'une vieillesse propre, sans problème, gaie, positive. Il y a toute une série d'activités : gymnastique, animations « mais ils veulent nous tuer »

Antonio : Mon père a été sous traitement très longtemps sans que les médecins réussissent à le soulager. La dépression est une maladie terrible, douloureuse, comme si une bête le rongeait. Pour raconter cela, j'ai pensé à la taupe, animal aveugle et souterrain. D'où le titre « la tanière de la taupe » Cette volonté de lumière et d'élévation qui a toujours habité mon père s'opposait très bien à cette bête qui le rongeait de l'intérieur, cette bête de la tristesse, de la mélancolie. « Docteur, j'ai une taupe dans le ventre », il ne l'a jamais dit mais c'est un recours narratif.

Littera : Votre père vous fait une demande terrible : l’aider à mourir. Je suppose que ce livre a quelque chose à voir avec ça, non ?

Antonio : Mon père avait tellement le mal de vivre qu'il ne pouvait pas tenir davantage. Je le savais car il avait déjà fait deux essais. A un moment déterminé, il m'a demandé de l'aider, de lui trouver un moyen pour mourir : « des pilules, quelque chose que je prends et que je sois sûr de ne pas me réveiller »  J'étais décidé à le faire.
J'ai cherché parmi mes amis médecins, l'un d'eux en particulier avec lequel j'avais beaucoup parlé d'euthanasie et qui était théoriquement d'accord mais qui ne m'a pas aidé. En cas d'enquête, j'aurais assumé toute la responsabilité. Mais il n'a pas osé.
Quelques mois plus tard, mon père s'est jeté par la fenêtre et a réussi. J'ai essayé de me reconstruire mais le sentiment de culpabilité m'a habité très longtemps car je n'ai pas pu, pas su accomplir cette mission de mon père. Le livre est peut-être le résultat de cette fin.

Littera : Vous avez peut-être aussi voulu faire de votre père le symbole de tous les Espagnols qui ont capitulé devant Franco et réhabiliter cette majorité silencieuse obligée de courber la tête comme votre père l'a fait.

Antonio : Ce qui nourrit ce livre est très personnel : un fils raconte l'histoire de son père. Il se fond avec son père pour raconter cette histoire et essayer de trouver un peu de paix. Je me suis rendu compte après que cette histoire était celle de beaucoup de monde, d'une génération. Des Espagnols mais aussi des Français qui ont connu la 2e guerre mondiale, la résistance, le STO en Allemagne. C'est une génération ballottée par l'Histoire, qui a beaucoup souffert, qui a défendu des valeurs et puis qui a été oubliée, surtout en Espagne. D'abord enterrée par le Franquisme, puis a fait l'objet d'une transition basée sur l'oubli. On ne peut pas construire une histoire sur l'oubli. Le Franquisme a été terrible, on oublie tout et on regarde vers le futur. On ne peut pas reconstruire un pays sur l'amnésie, sur l'oubli complet. Là, on est en train de  constater cette coïncidence. Finalement, ce livre parle de toute une génération qui a cru à des valeurs au point de combattre pour ces valeurs plus justes, plus solidaires qui sont tombées dans l'oubli. C'est maintenant en Espagne que la mémoire historique  est racontée par le fils ou le petit-fils. L'histoire de mon père est celle de bien d'autres.  On me le dit même en France.

Littera : C'est une histoire universelle. Votre livre a été très bien accueilli en Espagne qui actuellement veut savoir ce qui s'est passé.

Antonio : En fait, 75 ans après la fin de la guerre civile, les blessures ne sont pas refermées. Zapatero, l'ancien 1er ministre espagnol socialiste a fait une loi de Mémoire Historique, pour récupérer les cadavres jetés dans des fosses communes et honorer leur mémoire. C'est terriblement difficile. Le juge Garzon qui a essayé d'ouvrir une enquête pour établir certaines responsabilités pour des crimes franquistes s'est vu virer comme magistrat.
L'église et les forces politiques plus conservatrices résistent très fort. On ne veut pas une vengeance, on ne veut pas régler les comptes d'une histoire vieille de 70 ans mais simplement récupérer les ancêtres enterrés dans des conditions intolérables
En ce moment, ça remue beaucoup. Avec la crise et l 'arrivée au gouvernement du parti Popular de la Droite, toutes ces initiatives sont arrêtées.

 

Le moment des dédicaces