Gap -  Hautes-Alpes

Rencontre avec Denis Grozdanovitch

 

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 Dans le cadre de « Livres nomades »,
Littera 05 a accueilli Denis Grozdanovitch
, le 9 Mars 2011
à la Bibliothèque Municipale de Gap, pour une rencontre avec des lecteurs.


Littera 05 :
Vous êtes né à Paris en 1946. . Votre  père et votre mère étaient tous deux artistes-peintres. Vous dites, en parlant de votre enfance : Or, mon père étant un grand lecteur, je fus initié à la littérature la plus exigeante dès mon jeune âge, sa méthode consistant à nous faire, à ma sœur et moi, des lectures ardues (Saint-John Perse à huit ans, Gracq à dix ans, Les caractères de La Bruyère à onze, etc.). Le sens nous échappait mais l'imprégnation était puissante et durable.
Vous êtes ancien joueur de tennis (champion de France junior en1963), de squash (champion de France de 1975 à 1980) et de courte paume (plusieurs fois champion de France).
Vous êtes grand amateur d’échecs.

Vous reconnaissez-vous dans ces deux extraits ?
Extrait de Brefs aperçus sur l’éternel féminin :
 J’ai pris définitivement conscience de m’être fourvoyé dans le domaine professionnel et je me contentais de compétitions de second ordre où mon sens ludique pouvait s’exprimer en toute liberté, ayant repris par ailleurs le cours de mes interminables rêveries littéraires et philosophiques »
Denis Grozdanovitch :
…La vanité et le succès aidant, au bout de cinq ans j'ai complètement abandonné la compétition. J'ai fait une chose assez bizarre, je me suis servi du tennis pour échapper au travail aliénant. J'avais donc beaucoup de temps libre, ce qui m'a permis de lire, d'écrire, de jouer aux échecs, de me livrer à mes passions. Jouer entre camarades, je trouvais ça merveilleux mais très vite je suis passé à la compétition. La compétition, ce sont des méthodes industrielles qui n'ont plus rien à voir avec le sport. Le sport actuel, professionnel, est le tombeau des valeurs sportives. Pour moi le sport c'est jouer, j'étais aussi entraîneur. Mon père, sportif, était aussi artisan, maître-verrier et dans son atelier les gens travaillaient en sifflant et avaient le goût de la belle ouvrage. Jouer au tennis, travailler la balle avec mon corps, c'était artisanal, ça me plaisait bien.

Littera 05 :
Extrait de l’analyse d’un de vos livres préférés (Wolf Solent de John Cowper Powys) :
Je pratique une forme d’égoïsme tendant à laisser passer l’orage et à m’abandonner à la secrète jouissance des petits riens savoureux dont nos vies sont tissées dans l’immédiat.

Denis Grozdanovitch :
L'auteur que vous citez, John Cowper Powys, est pour moi le plus grand romancier du XXe, plus que Proust et Thomas Mann. Si vous lisez ses livres, vous serez estomaqué. Il a devancé la forme littéraire de Proust. Il va plus loin que Proust dans l'introspection et le monologue intérieur. Il nous fait plonger dans des correspondances intérieures merveilleuses. Et plus loin encore, il inclut les fantasmes qui sont au bord du subconscient. C'est aussi un philosophe et un poète. Et ce qui est étonnant pour un Anglais, c'est qu'il a tiré toute sa philosophie de Montaigne et de Rabelais. Cette manière de voir, je m'en sers tout à fait car je le considère comme mon maître. Il nous incite à résister par le moyen d'une sorte d'égoïsme tempéré et paisiblement anarchiste qui consiste à s'abandonner à la secrète jouissance des petits riens savoureux dont nos vies sont tissées dans l'immédiat. Finalement à travers les médias et même nos plaisirs, on aime les drogues dures. Il faut dire que le rythme du travail s'intensifiant tellement, il est presque salutaire le soir de s'alcooliser ou de s'abandonner à la télévision pour trois ou quatre heures (c’est une forme de drogue dure aussi), soit de s'abandonner à des plaisirs violents et c'est là l'antithèse du bonheur, car pour moi le bonheur est fait de petits plaisirs. Ces petits riens, ces petites émotions qui s'ajoutent tous les jours rendent la vie savoureuse.

Littera 05 :
C'est une manière de résister ?

Denis Grozdanovitch :
C'est une forme de résistance à ce diktat où il faut tout le temps s'étourdir, s’éclater. A quelqu'un qui prônait les plaisirs violents, moi j'ai répondu : l'ébriété du thé me suffit. A ce moment-là les choses deviennent poétiques. D'une certaine manière c'est une défense de la poésie, la poésie de tous les instants, qui nous permet de jouir de la vie en finesse. D'ailleurs j'ai fait un livre qui s'appelle Minuscules extases, placé sous l'égide de Proust qui est quand même un de mes grands auteurs. J'y ai traité les synesthésies (associations de sensations dans les domaines différents) dont les plus célèbres sont la madeleine de Proust et les voyelles de Rimbaud. Je m'amuse à faire la synesthésie de toutes les saveurs qui m'ont plu dans mon existence associées aux pays que j'ai visités dans ma vie. La saveur à la fois un peu rude, acide et en même temps délicieuse des kumquats est associée pour moi à la Corse, à la stridulation des cigales. C'était pour moi une façon de comprendre toute la Corse. Ce sont ces petits bonheurs-là que je souhaiterais mettre en exergue et les proposer aux gens pris dans les urgences nerveuses de notre époque, selon la formule de Jules Supervielle.

Littera 05 :
Transmettre aux autres, en effet vous vous dites un passeur. Vous êtes l'homme des carnets. Vous écrivez depuis l'âge de quinze ans dans des carnets: vous allez nous expliquer comment vous écrivez, quand, et ce que vous faites de ces carnets.

Denis Grozdanovitch :
J'ai commencé à écrire dès l'âge de quatorze ans. J'étais angoissé. Je craignais de perdre les choses qui me plaisaient : des paroles, des conversations, des moments vécus entre amis, des choses que je voyais, ces paysages que je viens de voir, qu'est-ce qui va en rester ? Qu'est-ce que je vais faire ? Je vais prendre des notes. Depuis, tous les jours de ma vie j'ai pris des notes, c'est devenu une discipline.

Littera 05 :
Ce n'est que de l'écriture ou y a-t-il d'autres formes ?

Denis Grozdanovitch :
Au début je m’étais fait une sorte de code, car je n'avais pas le temps de rédiger. Je me suis rendu compte qu’il suffisait de déposer  une sorte de stèle mentale, un signe et plus tard, quand votre regard rencontrait ce signe, le souvenir s'ouvrait.

Littera 05 :
Vous parlez de cliché photographique qui se révèle

Denis Grozdanovitch :
Dans le souvenir de la madeleine, Proust fait ressortir ce côté magique. D'ailleurs j'ai fait moi-même beaucoup de photos que j'ai commentées dans un livre à paraître aux éditions Le Rouergue. C'est en rapport avec ce que j'ai pu faire avec les carnets. Quand je relis quelque chose dans les carnets, parfois je me dis que je vais faire un texte avec ça. Si je relis une phrase en style télégraphique, le souvenir revient. En plus c'est un grand plaisir. Comme j'ai écrit dans l'ombre pendant quarante ans, ne sachant pas si je serais édité, j'écris à l'encre de Chine qui ne pâlit pas et reste brillante des années. Et en plus, j'utilise du blanc, ce qui me permet d'écrire dessus sans raturer. J'ai l'impression au bout de la page d'avoir fait quelque chose. Raturer ce n'est pas technique et je me serais vite découragé. Au moins là on a l'impression d'avoir fait un objet esthétique.

Littera 05 :
Vous pouvez reprendre un long texte sans le retoucher?

Denis Grozdanovitch :
Ce n'est que récemment que je rédige aussi longuement. Les premiers carnets le sont moins.

Denis Grozdanovitch est interviewé par Josette Reydet, Anne-Marie Smith et Laurence Wagner (Littera 05)

Littera 05 :
Ces carnets sont donc le point de départ de vos livres :  Aussitôt que j’ouvre mes carnets, le monde se met à bruire, à s’émulsionner.
Dans ce que l’on appelle vos formes courtes, nous avons retenu Rêveurs et nageurs. Ces formes sont des chroniques, un terme qui ne nous satisfait pas vraiment. Comment pourrait-on dire ?

Denis Grozdanovitch :
J’ai renoué avec une forme qui existait dans l’entre-deux guerres et qui s’appelait Mélanges. J’ai envoyé mes premiers à Jacques Réda qui m’a introduit en littérature : il a trouvé que c’était trop disparate. Il a failli me décourager mais je me suis entêté et j’ai bien fait parce que c’est ça qui plait aux gens, cette façon de passer du coq à l’âne comme dans la vie.

Littera 05 :
Ces mélanges sont faits d’anecdotes, de réflexions, de fables, de nouvelles aussi tirées de la vie quotidienne, de rencontres, de voyages, de découvertes :
- Réparer une vieille DS devient un choc de civilisations.
- Quelles relations avons-nous avec nos morts ? A découvrir spécialement l’histoire de Petit Louis.
- Comment prendre la vie avec légèreté et désinvolture pour éviter la déception.
- Il y a un mémorable voyage aux Indes Occidentales : vous nous invitez à nous attarder devant de nombreux tableaux du Metropolitan Museum, dont vous faites une talentueuse description. Ce séjour nous montre les dérives de la société américaine, nous parle de nombreuses rencontres toujours très surprenantes : un ado surdoué se montre soucieux de la survie de notre civilisation; Sue, une prostituée aux yeux verts, affirme sa totale liberté et disparait quand elle l'a décidé ; deux enfants au tempérament pour le moins turbulent nous font découvrir les dérives de l’éducation laxiste à l’américaine. A ces personnages s'ajoutent des clochards, des truands, un vieil homme noir du Bronx qui vous invite chez lui pour parler littérature et jazz...
Nous avons retenu pour ce soir l’histoire des chats birmans. Denis Grozdanovitch accepte de nous lire cette histoire.

Denis Grozdanovitch :
Un couple de messieurs  garde chez eux deux chats birmans qu'il faut nourrir avec des serpents et des rats vivants….. (voir la suite dans Rêveurs et nageurs)

Littera 05 :
Nous passons maintenant à l’unique forme longue que vous avez écrite : La secrète mélancolie des marionnettes. On nous a annoncé un roman, on cherche le mot roman et on ne l’a pas trouvé.
Pourquoi le mot roman n’est-il pas écrit sur la couverture ? Vous écrivez p. 16 : Un roman, c’est quand, sur la couverture, le mot roman est inscrit sous le titre. Denis promet à son amie libraire d’essayer d’écrire un roman, il en a envie mais semble craindre de ne pas y arriver.
Avez-vous écrit un roman ?

Denis Grozdanovitch :
J’ai plaisanté avec ça, j’ai fait exprès de ne pas écrire le mot roman . On m’a beaucoup épinglé là-dessus. En fait c’est quand même un roman, mais comme un roman du XVIIIe. Je me suis inspiré pour la forme de livres comme Le neveu de Rameau ou Jacques le Fataliste. C’est à la fois un roman d’apprentissage et un roman d’idées, avec beaucoup de conversations. Un roman où il ne se passe rien au niveau de l’action mais où les commentaires jouent le rôle de protagonistes.

Littera 05 :
Ce qui rappelle vos autres livres et les carnets.

Denis Grozdanovitch :
Oui, c’est assez proche sauf qu’ici il y a quand même une trame, avec comme personnage Denis, mon alter ego qui me ressemble. Il y a un fil rouge qui est l’histoire d’amour qui se poursuit tout en étant interrompue et c’est un roman d’apprentissage où le personnage Denis s’en va vers l’Italie pour essayer de trouver ce qu’il appelle son inaccompli. Un peu désabusé, il espère y trouver ce que l’on érotise souvent en voyage et qu’on n’a pas encore trouvé. Il part dans cette optique et finalement il va rencontrer un certain nombre de personnages qui vont lui révéler à chaque fois une part de son destin, l’amenant à préciser ce qu’est réellement cet inaccompli après lequel il court. Et finalement, comme dans beaucoup de romans d’apprentissage, le personnage s’aperçoit que ce après quoi il court, ça n’est rien d’autre que ce qu’il avait déjà sous la main. Ça ressemble à un de mes  textes dans L’art difficile de ne presque rien faire où j’ai écrit : Nous sommes beaucoup plus heureux que nous le croyons 

Littera 05 :
Revenons à la genèse de votre roman. Votre amie libraire vous incite à écrire un roman et vous, vous semblez soucieux, ne sachant de quoi ce roman sera fait. Vous écrivez :
Comment innover en la matière ? Que puis-je raconter de passionnant dans la mesure où je ne m’intéresse qu’aux infimes mouvements clandestins ? Est-il permis à l’heure où tout le monde applaudit aux seules prouesses de la pyrotechnie la plus flamboyante, de narrer par le menu les états d’âme d’un admirateur du brillotement minimaliste des vers luisants ? A qui donc cela peut-il plaire actuellement ?  Je te le demande… Il faut du sensationnel, du cafardeux, du sexe pervers, de la violence à tout-va, saupoudrée de désespoir existentiel et surtout, surtout, beaucoup de culpabilité et de commisération vis-à-vis des malades, des défavorisés et des jeunes désœuvrés des banlieues, non ? Bref, de la revendication sociale bien assaisonnée au goût du jour. Mais peut-on espérer captiver quiconque avec les aventures dérisoires d’un personnage dont la seule passion consiste à se garer des voitures, à converser avec des amis de rencontre, à courtiser des femmes impossibles ou imaginaires et à se ménager des petits espaces jubilatoires tout à fait privés ?

Vous pensez que les idées que vous envisagiez de développer dans un éventuel roman ne sont pas assez sensationnelles pour être au cœur d’un roman ?

Denis Grozdanovitch :
Là c’est une ironie pour parler de la littérature de notre époque. D’ailleurs Bernard Pivot qui a fait un article très élogieux sur mon livre  avait fait exprès dans le journal du dimanche de mettre son article à côté de celui écrit sur Christine Angot et il avait écrit : Grozdanovitch à contre courant.
Bien sûr c’est de l’ironie par rapport à cette littérature contre laquelle  je m’inscris en faux évidemment. C’est ce qu’on appelle l’autofiction. Pourquoi pas ? Si c’est fait à la manière de Blaise Cendrars. Mais ce qu’on appelle autofiction maintenant, c’est le déballage de ses névroses et moi je n’aime pas du tout.

Littera 05 :
Plus loin votre amie libraire vous répond : Tu te poses trop de questions, mon cher Denis. La littérature est d’abord une question de ton et de style. N’importe quoi peut être raconté, les choses apparemment les plus anodines comme les plus sensationnelles, si la perception particulière du narrateur parvient à la sincérité, parvient à exprimer le fond singulier, irremplaçable de toute existence, et de ce fait rejoint l’universel.
Si on est sincère en exprimant ce qui nous est singulier, on atteint l’universel. Du particulier à l’universel, c’est ça la littérature ?

Denis Grozdanovitch :
Dans mon premier livre Petit traité de désinvolture, le premier texte appelé l’infiniment singulier raconte un orage qui s’abat  Porte de St Cloud, un orage d’arrière-saison particulièrement violent, avec des rafales de vent qui tourbillonnaient, une sorte de maelström qui affolait les arbres, arrachait les feuilles qui volaient ; au milieu, comme au cœur du cyclone, une petite plume sans doute arrachée à un pigeon, qui descendait tout droit, sans être perturbée le moins du monde. C’était tellement extraordinaire de voir ça que j’avais envie de le raconter, mais je me posais la question : est-ce que cela a de l’intérêt de raconter quelque chose d’aussi anecdotique ? Je me suis souvenu de  la théorie du théologien Don Scott, un théologien écossais du Moyen-âge, qui avait déclenché une querelle théologique sur plusieurs siècles : il pensait, contrairement à ce que l’Eglise cherchait à promulguer depuis toujours, que la meilleure manière de rejoindre ce qu’il appelait la chose commune, - ce qu’on pourrait peut-être appeler l’inconscient collectif, Dieu selon ses vues à lui – la meilleure manière de le rejoindre était de s’enfoncer dans notre infinie singularité. Donc décrire les choses les plus infimes qui nous arrivent et ainsi rejoindre l’universel en s’enfonçant dans le singulier. Un grand poète a dit aussi que c’est en étant le plus personnel qu’on rejoignait l’universel.  C’est quand on parle des choses les plus anodines, quand elles sont exposées avec sincérité, que l’on rejoint l’universel.

Littera 05 :
Parce que vous prenez le temps de les observer.

Denis Grozdanovitch :
Il faut avoir le temps et la disposition mentale pour les observer. J'ai encore fait cette expérience tout à l'heure dans le TGV : Je dois être tout seul en France à regarder le paysage. C'est hallucinant ! Et pourtant Dieu sait s'il est beau le trajet pour venir à Grenoble ! Tout le monde a les yeux rivés sur son portable. Constatation encore plus effrayante à la campagne :  pour moi qui ai la chance d'y vivre six mois par an, quand je me promène l'après-midi, je ne rencontre jamais personne. De temps en temps je vois un tracteur au loin, mais personne ne se promène même le dimanche. Parfois quand je rencontre quelqu'un, souvent il a le portable à l'oreille. Nous sommes dans la situation où les gens courent, fonctionnent mais ne vivent pas et moi je trouve ça terrifiant.
J'étais dans une résidence d'écrivain, invité dans la région Nord-Pas de Calais, dans la maison de Marguerite Yourcenar. On était trois écrivains dont une poétesse grecque à qui j'ai proposé d'aller se promener : pas question ! En fait elle avait peur de la campagne. J'ai compris qu'elle avait une question à me poser, voyant que j'allais me promener tous les jours (soit courir une demi-heure, soit marcher pendant trois heures) : pendant que tu te promènes, à quoi tu penses ? C'est extraordinaire, une poétesse qui me pose cette question !  Mais elle n'avait pas complètement tort, moi qui cherche à me rendre poreux à l'immédiat, aux choses qui se passent autour de moi, au bout d'un moment je me rends compte que je suis repris par mes pensées et je ne vois plus rien. Donc c'est un problème, une maladie de notre époque. C'est un entraînement, il faut beaucoup de lucidité. Ce qui m'a beaucoup aidé moi, c'est la pensée chinoise. Ce qu'on appelle le tchan qui a donné le zen japonais. Le tchan chinois est plus poétique et plus humoristique. Les Japonais ont tendance à tout codifier. La pensée chinoise nous apprend énormément à conserver cette spontanéité, cette fraîcheur qui nous permet d'accepter ce qui nous arrive. J'ai vécu aux  Etats-Unis, dans les rues les gens ne se regardent jamais. C'est tout le contraire au Canada. Aux Etats-Unis par exemple, j'ai voyagé dans un train où les vitres sont tellement teintées qu'on ne voit pas l'extérieur. Je crois comprendre pourquoi : c'est que les Américains parlent entre eux tout le temps. Dans les trains cubains, la barre d'appui est à hauteur des yeux : normal, il faut rester concentré sur la croissance, avec un œil sur notre pouvoir d'achat !

 

 

Littera 05 :
Revenons à notre secrète mélancolie. Vous avez amorcé plus haut la présentation. Je donne un résumé des premiers chapitres : Le livre commence par un échange littéraire entre une amie libraire qui incite le héros – votre alter ego – à écrire un roman. Le temps parisien se termine par un chapitre qui raconte sa rencontre dans un cinéma vingt ans plus tôt avec une étudiante en philosophie au charme foudroyant, Anna-Livia de père américain et de mère italienne : souvenir lointain, occasion manquée...
Il part à Florence pour une résidence d’écrivain chez la Comtesse Silvina, qui va lui faire découvrir l’aristocratie italienne, monde qu’on peut dire décadent.  Il espère trouver ce qu’il appelle son inaccompli, comme vous le disiez plus haut. Voulez-vous en dire plus sur ce qu'est cet inaccompli ? 

Denis Grozdanovitch :
Comme beaucoup de gens arrivés à un certain âge, on a l'impression qu'il y a beaucoup de choses qu'on n'a pas atteintes. On n'a pas été assez attentif.

Littera 05 :
Au début du livre, Denis fait des rencontres très pittoresques, fortuites et non programmées. Vous vous promenez, vous observez, quelqu'un surgit, tel  Emilio : personnage un peu à part, gentleman déglingué qui vit à la Diogène;  ne pouvant entretenir le château familial, il vit dans un cabanon à l'entrée du domaine et partage son temps entre passion des rhododendrons, lectures philosophiques et jeux d'échecstout en cultivant son potager. L'alter ego de notre invité se prend au jeu et entame la conversation avec lui.

Denis Grozdanovitch :
Cet homme vit toujours, et nous sommes restés en correspondance. Ce n'est pas un personnage inventé. De même la séquence des marionnettes : j'ai vraiment assisté à un spectacle de marionnettes.

Littera 05 :
Vous vous liez avec Emilio qui vous fait connaitre Roberto. Lui écrit des textes pour les pupazzi, des marionnettes dont il tire les fils lors de spectacles.  Il  leur prête son regard sur la société actuelle et nous transmet par cette théâtralité légère et drôle en apparence toute la mélancolie, la morbidezza de l'âme italienne.

Denis Grozdanovitch :
Pour avoir séjourné plusieurs fois en Italie, je voulais m'imprégner de l'humour italien, bien supérieur à l'humour anglais. Les Italiens, de nature mélancolique, en surajoutent en inventant le personnage du clown. Cette ambigüité permanente entre la mélancolie ambiante et la bouffonnerie constante, c'est la Commedia dell'arte que nous ne connaissons pas en France. Quand on vit en Italie, si vous allez chez le boulanger  ou le charcutier, ils font tous leur show devant les matrones présentes. Chez tous les commerçants, c'est un petit théâtre. C'est très drôle, ils se répondent parfois. Ça se fait dans tous les villages. Les contrôleurs des trains vous font aussi leur show, surtout si vous êtes français... Je trouve ça merveilleux; c'est ça que je veux qu'on m'apprenne.       

Littera 05 :
Revenons à Roberto qui incarne l'homme italien dont il fait le portrait en finissant par ces mots : Nous sommes tous intimement neurasthéniques et nous ne cessons de faire les marioles pour donner le change. Il revient sur la  morbidezza de l'âme italienne. Il en sera question aussi avec le vieux libraire des bords de l'Arno qui passe ses journées à lire les auteurs anciens et qui, tout comme le narrateur, est à contre-courant de la mode du roman d'aujourd’hui.
Denis Grozdanovitch lit quelques pages de cette rencontre avec le vieux libraire et c'est là que nous comprenons ce qu'est la morbidezza :
Pour nous Italiens du Nord, la mélancolie est une seconde nature, atavique, profonde et, à force, c’est même devenu une sorte de plaisir, une délectation morbide – ce pourquoi sans doute nous avons inventé ce mot étrange pour la désigner : la morbidezza….
La morbidezza est une grâce alanguie, empreinte de mélancolie et accompagnée d’une certaine nonchalance, une mélancolie qui caresse, une tristesse voluptueuse comme amusée d’elle-même, une élégante rêverie de dilettante anémique, voyez-vous…

Une autre rencontre  intéressante: ce prêtre touriste, père Antonin qui avoue à Denis avoir perdu la foi mais qui continue à exercer son sacerdoce.
Toute une palette de personnages qui vont et viennent comme sur un échiquier.

Denis Grozdanovitch :
Le Père Antonin n'a pas perdu la foi au sens de ce qui nous relie mais il a perdu la foi dans les dogmes catholiques et l'Evangile.

Littera 05
Il y a un chapitre charnière  avec le spectacle des marionnettes dans lequel on trouve le sens du titre et où on retrouve les idées essentielles de votre roman en les marionnettisant : tout ce côté manipulation, ficelles que l'on tire…

Denis Grozdanovitch :
Effectivement, nous sommes tous marionnettisés. Nous sommes tous en passe d'être ridicules; chacun à notre tour, il nous arrive d'être ridicules, donc d'être des marionnettes, d'être manipulés sans nous en rendre compte. Politiquement surtout nous sommes des marionnettes de tout ce que l'on veut nous faire accroire. Le mieux serait d'avoir une sorte d'auto-ironie. Accepter d'être une marionnette est peut-être le début de la sagesse, une sagesse empreinte d'humour. La marionnette de l'ours Bufo (qui fait allusion à l’essai «Sur le théâtre de marionnettes » de Heinrich von Kleist) nous enseigne que personne ne peut se prétendre intelligent s'il n'a simultanément conscience de sa propre bêtise. C'est ce que je trouve terrible dans notre société, chez les intellectuels de notre époque, c'est quand ils se cabrent dès qu'on pointe chez eux  la moindre contradiction. On leur pointe les bêtises qu'ils ont dites à un moment ou à un autre. On peut être très intelligent et finir son discours par des bêtises. Dans une même phrase on peut se contredire, l’esprit est intermittent, même chez les plus grands esprits. De toute façon, à un moment ou à un autre, il nous faut accepter nos ridicules.
Confucius a dit qu’il préférait un homme humain à un homme juste. Et actuellement il y a une telle prégnance de la justice : les gens veulent être exacts, justes, vrais  et c’est terriblement contraignant. Cela nous amène à devenir assez atroces parfois au lieu d’être tout simplement humains. C’est quelque chose que je retrouve aussi en Italie : à partir du moment où les Italiens sentent que, au nom d’une idée ils risquent d’être plongés dans l’inhumanité, ils reviennent au sensible immédiat.  A ce sujet, je voudrais lire un passage de la conversation avec le père Antonin. Vous l’aurez compris, je mène un combat acharné contre le cartésianisme, contre une certaine forme de rationalité.
Le Père Antonin dit à Denis qu’il a perdu la foi. Je lui demande alors : Vous dites que tout en ayant perdu la foi vous poursuivez néanmoins votre sacerdoce ?
Lecture de ce dialogue entre Denis et le Père Antonin p. 95.

Littera 05 :
Faire passer les idées, faire passer les textes, est-ce là que vous vous situez en tant qu’écrivain ? Toutes les références à de nombreux auteurs, les citations qu’on trouve dans vos livres …

Denis Grozdanovitch :
Moi la littérature je la pratique pour essayer de faire passer des auteurs du passé qui me semblent très importants. Maintenant il y a un tel turn over, les gens ne lisent plus. On ne lit plus les auteurs d’avant guerre. Moi je me livre à cette sorte de nécromancie littéraire, j’essaie de les proposer aux lecteurs de notre époque et aussi pour les promulguer dans l’avenir. Pour moi ma mission littéraire, c’est d’être le passeur. C’est ce qui me rend heureux. S’inscrire dans une tradition qui vient de loin et qui va vers l’avenir. J’ai lu le livre d’un sociologue américain, Christopher Lasch, qui a dit qu’une société qui a tellement rompu avec son passé, comme nous l’avons fait nous, n’a pas d’avenir. C’est pour cela que j’en veux aux artistes d’une certaine époque qui ont voulu rompre radicalement avec le passé, Picasso le premier. Cela nous amène à un nihilisme terrible.

Littera 05 :
Et votre écriture va dans le même sens : vous utilisez une écriture classique, raffinée, parce qu’il ne faut pas dénaturer la langue.

Denis Grozdanovitch :
Oui, je défends la langue. Dans ma conversation avec le libraire, on fait allusion justement à ce linguiste allemand qui s’appelait Victor Klemperer, cousin du grand chef d’orchestre, qui a réussi à vivre en Allemagne sous la botte nazie, parce que juif, il était marié à une Allemande. Il notait au jour le jour la déformation de la langue que les nazis étaient arrivés à promulguer partout. Il disait que les pouvoirs totalitaires commencent toujours par la langue. C’est un peu ce qui nous arrive en ce moment, ce que l’on peut appeler la peste consumériste : la société marchande ne cesse de nous proposer des sigles, des mots tronqués … pour nous faire marcher comme des petits soldats, parce que, de distorsion en distorsion, des idées s’instillent insidieusement en nous.
Ce pourquoi il me semble très important de défendre une forme d’expression et une forme de langue. J’ai écrit un livre Le petit Grozda, les merveilles oubliées du Petit Littré. Le Petit Littré, une manière extraordinaire de s’initier à la langue française et, ce qui est prodigieux,  avec de nombreuses citations. Je m’amuse toujours à ré instiller des mots oubliés dans mes textes : par ex. vous avez lu tout à l’heure un passage où il est question du brillotement des vers luisants. C’est un mot très expressif et c’est dommage de ne plus l’employer.

Littera 05 :
Parlez-nous de gambiller.

Denis Grozdanovitch :
Transmission de pensée, j’allais vous en parler. Gambiller, c’est quand une petite fille, assise sur un siège et qui commence à s’ennuyer, remue ses jambes d’avant en arrière. On dit qu’elle gambille. Et comme quoi rien ne change sous le soleil, Littré nous propose cette citation de Saint Simon, qui se réfère à la Cour de Louis XIV : Combien j’en ai vu de petits présidents en train de gambiller désespérément  sur des sièges trop élevés pour eux ! C’est extraordinaire !
Et si on s’amuse à lire La Bruyère qui était aussi à la Cour des Grands et les a observés, on se rend compte aussi qu’il y a des caractères éternels !

Denis Grozdanovitch veut terminer la rencontre en lisant une lettre qu’il a reçue dernièrement, à propos de son livre Rêveurs et nageurs dans lequel il parle beaucoup des morts : comment ils peuvent nous entraver mais aussi et surtout comment ils peuvent nous aider.

 

Un moment de détente avant l'interview, Place Jean Marcellin



Littera 05 :
Nous avons une petite surprise pour vous ce soir. Il y a quelques années, un professeur agrégé dans un des lycées de Gap, a dû se plier à un discours de remise des prix, à la fin de l’année scolaire, le 11 juillet 1936. Nous avons appris que cet écrivain ne vous était pas indifférent. Il s’agit de Paul Gadenne. Ce discours, nous l’avons réédité dans notre petite revue « La trame des jours » et nous l’avons intitulé « Eloge de l’immobilité »  et nous pensons que ça vous va très bien.
Laurence Wagner offre à Denis l’exemplaire de « la trame des jours » consacré à Paul Gadenne.
Denis Grozdanovitch :
Ça tombe bien parce que Gadenne est un de mes auteurs favoris. Il a été occulté par d’autres auteurs qui le méritent moins et lui est passé dans l’ombre. Qui a lu Paul Gadenne ? A l’époque la scène était occupée par d’autres, Sartre, Malraux … Et pour moi Gadenne est infiniment supérieur dans la tradition française. Votre geste me touche beaucoup. Si vous voulez prendre conscience de la profondeur d’un écrivain comme Gadenne, lisez la nouvelle publiée par Actes Sud qui s’appelle Baleine. Pour moi c’est une des plus extraordinaires nouvelles de la littérature française. Merci beaucoup.
Littera 05 :
Nous aussi sommes un petit peu passeurs ce soir.

 

Bibliographie de Denis Grozdanovitch:

·  Petit traité de désinvolture, éditions José Corti, 2002 ; Seuil Points, 2005.
·  Rêveurs et nageurs, éditions José Corti, 2005.
·  Brefs aperçus sur l’éternel féminin, éditions Robert Laffont, 2006.
·  De l'art de prendre la balle au bond : Précis de mécanique gestuelle et spirituelle, éd. Lattès, 2007.
·  La faculté des choses, éditions Le Castor Astral, coll. « Escales des lettres », Bordeaux, 2008.
·  Le Petit Grozda, les merveilles oubliées du Littré, éditions Points, 2008.
·  L'art difficile de ne presque rien faire, éditions Denoël, 2009
·  Minuscules extases, Éditions Robert Laffont, 2009.
·  La secrète mélancolie des marionnettes, Éditions de l'Olivier, 2011.