Gap -  Hautes-Alpes

3. Un incontournable du théâtre contemporain :

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1. Un metteur en scène d’aujourd’hui : Gislaine Drahy.

2. Le théâtre : état des lieux selon Gislaine Drahy

3. Un incontournable du théâtre contemporain : Jean-Luc Lagarce

4. "Les serviteurs" : une création du théâtre La Passerelle


Littera :
Passons à Jean-Luc Lagarce avant d’en venir aux « Serviteurs ». Pourquoi Jean-Luc Lagarce ?  

Gislaine Drahy : Plus que les auteurs, ce sont les textes qui me font signe. Mais Jean-Luc Lagarce  est une figure incontournable du théâtre contemporain, c’est quelqu’un dont la langue me fascine totalement.


Répétition de "Les Serviteurs" au théâtre La passerelle - (Théâtre Narration - Octobre 2005)

Liliane David - La 1ere femme de chambre
Emma Mathoulin - La 2ème femme de chambre
Christiane Rorato - La cuisinière
Michel Baidinat - Le chauffeur
Hugues Dangréaux - Le valet de chambre
Julio Guerreiro - La fille de cuisine

Littera : Son écriture, qu’a-t-elle de singulier ?  

Gislaine Drahy : Elle est un exercice constant de tenir la parole à sa source. Dans le théâtre de Jean-Luc Lagarce, les gens   ne conversent pas comme on converse dans la vie, en échangeant des certitudes, des opinions, ce faux naturel d’une parole déjà remâchée. Ce qu’il donne à entendre, c’est l’effort même de parler. C’est le point d’origine, l’endroit précis où la parole est en travail. On croit, on veut faire croire que la parole  nous est  naturelle, elle ne l’est pas, en revanche elle est vitale.  Les personnages, à nu, tentent d’élucider quelque chose : le mouvement de la pensée et le mouvement de la parole sont  liés. On est dans le présent absolu d’une parole qui s’invente pas à pas. C’est l’audace et la fragilité même du vivant.

Littera : Pourriez-vous donner un exemple concret, pris dans « Les Serviteurs » ?  

Gislaine Drahy : Oui, par exemple, au tout début du texte, la cuisinière dit :  « Ce que je veux dire, ce que je voulais dire … moi ... à la fin ...et en fin de compte »  et on en arrive enfin à « nous devions rester ici ».  Voilà, on l’a dit, mais avant de le dire, on a fait tout le chemin qui nous permet d’arriver à ce qu’on a à dire.

Littera : Peut-on dire que c’est une parole très sincère ?   

Gislaine Drahy : On surfe sur la parole et sur la pensée et puisque c’est une parole complètement en mouvement, une parole qui s’arrache, c’est le mouvement qui est sincère, passionné. Dans ce mouvement, le sujet se crée lui-même dans le temps de sa parole. La vérité est celle de l’instant.
      A cette époque Jean-Luc Lagarce est entre récit et théâtre. Ce qui l’intéresse, me semble-t-il, c’est, partant du récit, d’ouvrir le récit à la théâtralité. Je crois que c’est un moment formidable pour tout écrivain de théâtre  : Comment inventer la parole de plusieurs personnages, l’entrecroisement des récits ? Jean-Luc Lagarce  en est là au moment où il écrit Les Serviteurs, une de ses premières pièces.
       On a fait un petit exercice avec les comédiens : on prenait une séquence et au lieu de lire le texte tel qu’il est écrit, on lisait toute la partition du chauffeur, celle de la cuisinière, celle de la première femme de chambre, celle de la deuxième… On s’apercevait que chaque partition est un monologue. Dans chaque séquence, ce que dit chacun des personnages fait un tout, assez étrange mais qui pourrait se suffire à lui-même, à la fois un récit et un poème. Ce qui m’attirait sans doute, c’est que Jean-Luc Lagarce,  et en particulier ce texte-là me permettaient de valider mes méthodes de travail (sur du récit) tout en affirmant une théâtralité plus forte.           

Littera : Quand vous parlez de Jean-Luc Lagarce , vous insistez beaucoup sur son côté jubilatoire. On a un peu de mal à vous suivre sur cette voie. Témoin ce texte  : « Nous ne pouvons nous contenter de notre bonne ou mauvaise conscience, devant la barbarie des autres, la barbarie nous l’avons en nous, elle ne demande qu’à nous ravager, qu’à éclater au plus profond de notre esprit et fondre sur l’Autre. Nous devons rester vigilants devant le monde, et rester vigilants devant le monde, c’est être encore vigilants devant nous-mêmes. Nous devons surveiller le mal et la haine que nous nourrissons en secret sans le savoir, sans vouloir le savoir, sans même oser l’imaginer, la haine souterraine, silencieuse, attendant son heure pour nous dévorer et se servir de nous pour dévorer d’innocents ennemis. Les lieux de l’Art peuvent nous éloigner de la peur, et lorsque nous avons moins peur, nous sommes moins mauvais ».(1)

                  Voilà un texte peut-être pas désespéré, mais conscient d’une réalité bien noire : nous devons continuellement résister à nos mauvais penchants, aller contre notre nature ? 

Gislaine Drahy : Oui, c’est justement une éthique de la jubilation. Dans cet extrait, il  dit ce que nous devons faire : faire ceci, faire cela ;  nous devons… nous devons…mais ce devoir est un pur devoir d’existence, au plus intense de nos vies. Dans un monde certes noir,  il nous appartient de décider pour nous-mêmes, de résister à tout ce qui nous entraîne vers la soumission, vers le désespoir, un désespoir dont on ne sortirait pas. Il y a chez Jean-Luc Lagarce un combat constant pour rester vivant, et une joie de la lucidité, un plaisir de voir et de réussir à dire ce qui ne va pas.

Littera : Le dire, c’est déjà commencer à résister ? 

Gislaine Drahy : Oui, c’est aussi déjà le mettre à distance. On a commencé à travailler avec Liliane et Emma(2) sur certains de ses textes, dans un travail où je suis comédienne(3). La langue de Jean-Luc Lagarce  me fait un effet physique, elle me remplit d’énergie, me ressource comme si je faisais une grande marche en montagne. C’est comme l’histoire du  roi Mithridate : Jean-Luc Lagarce  nous inocule une petite dose de désespoir pour mieux résister au désespoir,  comme si on se rendait plus fort en prenant conscience de la réalité du travail à accomplir.

Littera : C’est là qu’est la jubilation ? 

Gislaine Drahy :  La jubilation, elle est dans la confiance en nous-mêmes que ce travail demande.

 

(1)« Nous devons préserver les lieux de la création », extrait de « Du luxe et de l’impuissance » de Jean-Luc Lagarce – Ed. Les solitaires intempestifs, 1993. 
(2) Liliane David et Emma Mathoulin, comédiennes au Théâtre Narration.
(3) « Du luxe et de l’impuissance » au Théâtre du Cadran à Briançon, les 12 et 13 avril 2006.

Pour mieux connaître Jean-Luc Lagarce :
http://www.lagarce.net/