En exergue, cette phrase extraite du sermon sur la chute de Rome Le monde est comme un homme : il naît, il grandit, il meurt, phrase prononcée par Saint Augustin en l'an 410 de notre ère dans le port d'Hippone, lors de la chute de Rome.
Bien que nos deux héros s'inspirent aussi des théories de Leibniz afin de créer le meilleur des mondes possibles, cela ne fait pas pour autant de ce livre une œuvre philosophique ou théologique. Dans un entretien, J. Ferrari nous dit avoir voulu donner une incarnation romanesque à ces deux concepts : la finitude du monde dans lequel nous vivons et pourtant l'utopie d'un monde le meilleur possible.
L'auteur va nous entraîner dans un labyrinthe familial et sociétal. L'action se déroule dans un bar que nos deux amis, abandonnant leurs études et la vie parisienne bien hiérarchisée, décident de prendre en gérance pour sauver ce lieu de convivialité, âme du village et en faire un microcosme idéal. Le grand-père de Matthieu, revenu des Colonies, plein d'amertume et très malade, donnera à son petit-fils, que pourtant il n'aime pas, de quoi payer la gérance. Il savoure d'avance l'échec annoncé de l'entreprise.
Les villageois et les chasseurs des hameaux voisins reprennent leurs habitudes : apéros et parties de cartes. p. 87 : On aurait dit que c'était le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l'amour sur terre et les riverains eux-mêmes, d'habitude si prompts à se plaindre des moindres nuisances, arboraient le sourire inaltérable et béat des élus.
Libero et Matthieu, incompétents en matière de bar, réfléchissent et font preuve de bon sens : (lire p. 93, 94) Il faut vendre des produits de qualité pour attirer les touristes.
Restait à résoudre le problème crucial des serveuses. Vous avez besoin de quelqu'un de fiable et qui connaît la musique, leur dit un ami aux relations douteuses, qui leur veut du bien. Mais une, ça ne suffit pas, plutôt trois ou quatre. Le soir, il faut des filles, deux mecs, ce n'est pas bon...Si vous n'êtes pas des cloches, vous aurez du monde...
Nos amis se satisfont de la tournure que prend leur entreprise : des jolies serveuses, charcuterie et fromages du cru à déguster, alcool, guitares et musique techno, le bar ne désemplit pas jusqu'au bout de la nuit. Matthieu songe à Leibniz et se réjouit de la place qui est maintenant la sienne dans le meilleur des mondes possibles.
Mais très tôt dans le roman, l'écrivain annonce que cela finira mal par une nuit de pillage et de sang qui détruira ce que Matthieu tenait pour le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l'amour sur la terre.
Matthieu et Libero vont foncer tête baissée vers la catastrophe en commettant des erreurs de gestion, des erreurs sur les personnes qu'ils emploient, en permettant la dérive des comportements jusqu'à l'irréparable.
Aurélie, sœur de Mathieu, archéologue de profession, qui l'avait déjà mis en garde à l'aube du projet, fera à nouveau entendre la voix de la raison, sans aucun effet.
La fin de ce monde rural concentré dans un lieu unique : un bar de campagne est-elle inéluctable ? Le retour forcené vers les racines est-il voué à l'échec ?
Matthieu, dernier-né d'une lignée trouvera-t-il sa place ?
p.59 : Matthieu et Libero étaient les deux seuls créateurs de ce petit monde. Le démiurge ne sait même pas qu'il construit un monde, il fait une œuvre d'homme, pierre après pierre, et bientôt sa création lui échappe et le dépasse, et s'il ne la détruit pas, c'est elle qui le détruit.
Roman foisonnant et chaotique où d'autres thèmes : l'absence, le départ, l'amitié, la transmission, les haines familiales et villageoises sont abordés, autant de fils que l'on peut tresser et qui permettent d'analyser ce livre sous d'autres angles mais tous concluent à cette vérité que nos héros oublient d'entendre : leurs mondes sont périssables.
L'écriture est sinueuse comme les routes menant à ce petit bar de montagne, travaillée en phrases parfois très longues qu'il nous faut relire pour comprendre.
Est-ce ce travail d'écriture qui a séduit les jurés du prix Goncourt ?
Présentation : Josette Reydet