Louise, 69 ans, a décidé d’organiser chez elle un repas familial avec ses trois enfants adultes, Jonas, Albin et Fanny et leurs conjoints et enfants. Nous suivons tour à tour chacun des personnages, tout au long de la journée, le roman se déroulant sur une seule journée.
Dès le premier chapitre, l’image du père décédé depuis peu s’impose : un père dur, autoritaire, qui avait parsemé leur enfance d’éclats de colère et d’humiliations. Un père dont l’ombre plane, asphyxiante même au-delà de la mort, car il était entre eux l’obstacle incontournable.
Normalement, pendant les repas de famille, ils mettaient en scène une convivialité, chacun s’évertuant à donner de soi la meilleure, la plus inexacte des images. Ils veillaient à ne pas parler du père, par crainte de révélations. Mais cette fois-ci, tout au long de la journée qui précède le repas, beaucoup de souvenirs vont refaire surface : ils vont révéler une histoire familiale faite de non-dits, de déchirements et de mensonges qui vont faire éclater l’intimité et la vérité de chacun :
Fanny, qui pense que sa mère ne l’a pas aimée et qui, depuis la mort de sa fille Léa, se sent déchue de son rôle de mère et d’épouse.
Jonas, le petit dernier couvé par sa mère, qui, lorsqu’il avait révélé son homosexualité, était resté l’échec de leur père et le déshonneur de la famille
Albin, enfin, qui avait honte de son frère, et qui avait mis tant de persévérance à ressembler à son père.
Louise, elle aussi, se souvient : elle avait la crédulité et l’abnégation propres aux jeunes femmes de son temps : toujours prête à trouver des excuses à la brutalité de son mari, elle avait ainsi creusé le fossé qui l’avait toujours séparée de ses enfants. Et pourtant lui revenaient aussi des moments de bonheur partagés avec son mari et les enfants, un bonheur qui allait peu à peu s’estomper.
Leur passé est semblable aux eaux profondes où le jour ne pénètre jamais, où l’encre des poulpes densifie les ténèbres. Ils y avancent en aveugles quand un rayon brise la nuit, éclaire l’espace d’un instant une image, une scène dont ils retrouvent les contours.
L’action se situe à Sète, dans le Languedoc-Roussillon, l’occasion pour l’auteur de décrire superbement la Camargue, les étendues au bord de l’étang, les flamands roses flamboyants, les terres sauvages faites de boue, de limon et de roseaux, les couleurs du port, les odeurs des ruelles, et surtout la mer, omniprésente, une mer à la fois bien réelle et fantasmée, une mer que chacun d’entre eux portait en héritage. Cette nature sauvage les avait façonnés et leur avait fait connaître l’éveil sensuel au monde, leur révélant la vérité des corps dont Jean-Baptiste Del Amo parle admirablement.
Le roman est assemblé autour de trois parties, portant chacune le nom d’une des Parques, Nona, Decima, Morta, ces divinités qui tiennent le fil du cours de la vie et de la destinée de chacun. Pas de chapitres. On passe d’un personnage à un autre, on explore leur intimité, leurs états d’âme, les déceptions et les regrets qu’ils éprouvent en se rappelant des épisodes de leur passé, de leur enfance surtout. Quand on sait que le roman se déroule en une seule journée, autour d’un personnage principal, Louise, la mère, on ne peut s’empêcher d’évoquer le roman Mrs Dalloway de Virginia Woolf dont s’est sans doute inspiré Del Amo. D’ailleurs on trouve au milieu du roman, une citation empruntée à Mrs Dalloway : Il y a une solitude, même entre mari et femme, un gouffre ; et cela, on doit le respecter.
Un roman dur, cinglant parfois où les thèmes chers à Del Amo sont traités sans concession : le patriarcat, l’amour, la sexualité, le temps qui passe, le rapport à la nature, la mort. Des passages sont écrits avec une force saisissante qui captive le lecteur et peut faire naître chez lui une sorte d’angoisse quand il prend conscience de l’universalité de cette histoire. "Albin songea que l'histoire de leur famille, commune et si particulière, pouvait être celle de tous".
(Présentation : Anne-Marie Smith)