« Toi tu sais écrire, m’ont-ils dit, tu as fait des études…. Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Nous, on ne sait pas faire cela »
Quand Brodeck est entré dans l’auberge, il a tout de suite compris quel drame venait de se jouer dans ce petit village blotti au fond d’une combe. Un village sans nom, que Philippe Claudel ne situe pas. On sait seulement qu’on y parle un dialecte germanique dont les mots parsèment le livre, que c’est un village de montagnes et de forêts. Aucune indication géographique ; une seule indication historique : la guerre était terminée depuis un an.
Que s’était-il donc passé dans l’auberge pour que tous les hommes réunis là lui demandent d’écrire un rapport qui les disculpera ? Brodeck a compris : …hier soir, les hommes du village ont tué l’Anderer. Ça s’est passé à l’auberge de Schloss, très simplement, comme une partie de cartes ou une promesse de vente. Il y avait longtemps que ça couvait. Moi je suis arrivé après, je venais acheter du beurre, je n’étais pas de la tuerie. Je suis simplement chargé du Rapport. Je dois expliquer ce qui s’est passé depuis sa venue et pourquoi on ne pouvait que le tuer. C’est tout.
Qui était l’Anderer ? Il était arrivé un jour au village avec un drôle d’équipage : un cheval et un âne chargé de plusieurs malles ; un homme à l’allure de vieux comédien drôlement accoutré avec un costume de personnage d’un autre siècle. Il avait fait peur aux villageois qui n’avaient pas vu arriver d’étranger dans leur village depuis bien longtemps.
L’Anderer… L’Autre !
Alors Brodeck qui sait écrire va faire son rapport ; mais il ira plus loin : il va fouiller dans la vie des villageois pour faire surgir les non-dits du passé, la face cachée des gens et en premier sa face cachée à lui. D’un chapitre à l’autre il revient en arrière pour raconter son histoire personnelle. Lui aussi était venu d’ailleurs, trente ans plus tôt. Il était arrivé du bout du monde avec la vieille Fédorine qui l’avait recueilli sur sa charrette, alors qu’il n’avait que quatre ans, abandonné dans les ruines d’un village en guerre. Ils s’étaient échappés tous les deux du ventre pourri de l’Europe et après des semaines de marche s’étaient arrêtés dans ce village qui était devenu leur village. C’était là que Brodeck avait passé toute son enfance avec Fédorine ; c’est de ce village qu’il avait été arrêté pendant la guerre pour être jeté dans un convoi en route vers un camp où il avait subi les pires humiliations et tortures et était devenu l’ombre de lui-même. C’est dans ce village qu’il était revenu, survivant miraculeux, pour retrouver la vieille Fédorine et Emilia qui l’aimait et l’avait attendu.
Chapitre après chapitre, Philippe Claudel ne nous épargne rien, les scènes d’horreur s’enchaînent l’une derrière l’autre. On plonge dans les pires noirceurs de l’âme humaine et rien ne nous permet de reprendre notre souffle.
Ce sont bien sûr les horreurs et les lâchetés de la seconde guerre mondiale qui nous amènent à nous poser une fois encore la question qui revient sans cesse : Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment cela fut-il possible ? Mais comme Philippe Claudel reste très flou dans ses évocations, sans donner de nom ni de repère, on peut penser que ces histoires-là n’avaient pas laissé de traces, étaient oubliées. Mais nous, nous savons bien que ces horreurs se sont renouvelées et que bien souvent, l’autre, l’étranger, le différent est encore persécuté. Alors faut-il penser comme Philippe Claudel, que la lâcheté est le propre de l’homme et que la peur de l’autre conduit l’homme à la pire des solutions : éliminer celui qui commet « le crime » d’être différent.
(Présentation : Anne-Marie Smith)