Deux personnages, deux récits qui se relaient. Au début du livre, un avertissement de la narratrice au lecteur : « Ce voyage te sera peut-être insoutenable » mais quelques lignes plus loin une supplique au lecteur : « Son silence vous demande de rester avec elle et vous savez que ce n’est pas le moment de lui refuser quoi que ce soit. Alors vous restez, à votre tour figé et absorbé ».
On commence par l’histoire de Nico, présentée sous forme de versets numérotés : Lorsque le sang avait été répandu sur son pays, Nico avait trouvé refuge dans une grotte, sur une île. C’était une grotte interdite, sans doute maléfique : s’en approchaient seulement les jeunes garçons le jour où ils devenaient des hommes, pour y boire de l’eau miraculeuse. Nico avait bravé l’interdit et avait découvert qu’elle était habitée par une cinquantaine de singes qui semblent l’adopter mais qui en fait, vont le soumettre à leur groupe dans un but précis qui sera révélé à la fin du livre.
Nico semble être un gentil garçon mais qui ne parle pas et ne sourit jamais pour ne pas montrer une horrible dentition qui lui donne l’air d’un démon. Honteux, il est parvenu à ne garder sur son visage qu’une seule expression qu’il porte comme un masque. Très vite il se rend compte qu’il ne pourrait plus vivre ailleurs que dans cette grotte, solitaire, parce que les gens et leur tapage incessant le rendraient fou. Que s’est-il passé pour que Nico ressente ainsi les choses ? La réponse tombe, terrible, sous forme de question : Est-ce à cause ou malgré cela qu’il a tué autant de gens ? Oui, ce gentil garçon est un bourreau. Et l’auteur va nous inviter à le suivre pour nous faire découvrir le passé de Nico et essayer de comprendre pourquoi il a été bourreau.
« Cher curieux, j’ai oublié de te prévenir que l’esprit de Nico est un labyrinthe sauvage dans lequel tu consens à te perdre et essaies de garder confiance. C’est en quelque sorte une chute à laquelle il faut s’abandonner, une exploration d’un territoire intime dont il faut accepter qu’il ne soit pas adapté à la visite. Toutefois, n’oublie pas que tu restes libre. Tu peux retourner en arrière, rester ici un instant ou pour toujours, continuer à chercher la sortie ou forcer les murs du dédale pour en sortir plus vite. Prends le temps qu’il te faut pour faire ce choix et, si tu décides de continuer, suis mes pas. »
Elle, Isaro, est une jeune Rwandaise (on le comprend bien que le mot Rwanda ne soit jamais écrit) venue en France enfant, adoptée par un couple de Français, alors que sa famille a été massacrée. Elle est une brillante étudiante, installée à Paris, mais elle a pratiquement rompu toutes relations avec ses parents adoptifs.
Ce que la générosité de ses parents lui a enlevé c’est de pouvoir être orpheline, de l’être sans circonstance atténuante ; d’en être anéantie ou d’en renaître. Ils l’ont privée de la possibilité d’être submergée par la tristesse et d’en émerger. Avant même qu’elle réalisât qu’elle était noyée, ils la sortirent de l’eau, lui offrirent des habits secs et une tasse de chocolat chaud. Ils l’éloignèrent du lac où le destin semblait pourtant avoir décidé qu’elle dût mourir. Ils la poussèrent à avancer et l’entourèrent tant et si bien que le lac disparut de l’horizon avant qu’elle pensât à se retourner. Peut-être leur en voulait-elle de l’avoir distraite du deuil de ceux que la chance avait oubliés…
Un jour sa vie va basculer : elle a entendu de mauvaises nouvelles de son pays d’origine à la radio. Elle va abandonner ses études pour réaliser un projet qui a germé en elle : consigner les témoignages de toutes les personnes qui ont vécu cette tragédie, faire un recensement de la mémoire pour en faire un livre qu’elle intitulera « En mémoire de … » Mais en fait ce qu’elle veut, c’est découvrir son passé, les photos d’avant qui ne sont pas dans son album de petite fille, pour enfin savoir qui elle est.
Ces deux récits où alternent souvenirs d’enfance, visions d’horreur, massacres insoutenables, rêves prémonitoires, fables symboliques … posent des questions essentielles sur la mémoire, l’oubli, le pardon, la culpabilité, l’adoption, la justice des hommes, le pouvoir qui force le respect, la mort, le bonheur impossible … Autant de questionnements dans lesquels s’enfoncent les deux personnages, bourreau et victime, qui perdent pied face à leur passé aussi insoutenable pour l’un que pour l’autre.
(Présentation : Anne-Marie Smith)