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Stock, 2005

 

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Ce que Gila Lustiger a voulu raconter dans ce qu'elle a appelé un roman (ce qui lui a permis de réinventer la vérité quelquefois), c'est l'histoire de sa famille qui se confond avec la Grande Histoire, puisque ses grands parents sont des Juifs polonais qui ont vécu la création de l'état d'Israël, puisque son père a été déporté à Auschwitz , puisque sa mère vit à Tel-Aviv...
       Ce que l'auteur na pas voulu faire, c'est raconter d'une façon chronologique la vie de sa famille en suivant les événements historiques. Elle a bâti une sorte de chronique : à partir de photos jaunies trouvées au fond d'un tiroir, d'objets  témoins de souvenirs familiaux (un presse-papier rapporté par sa grand-mère de Pologne, une poupée ...), de coupures de journaux, de livres découverts dans la bibliothèque de son père ou trouvés par hasard dans une librairie, d'une longue soirée passée avec une amie, elle a laissé jaillir les souvenirs, en désordre, passant d'un personnage à un autre, d'un événement à un autre. Elle évoque bien sûr des événements historiques : par ex. la création de l'État d'Israël, l'épopée de l'Exodus, les ghettos polonais, la libération des camps... Mais son travail de mémoire porte essentiellement sur les souvenirs qui évoquent la vie quotidienne et banale des membres de sa famille, ses grands-parents, sa mère, sa soeur,  ou sa vie à elle, son enfance, sa jeunesse.
       Le personnage le plus important, c'est son père. Le premier chapitre lui est entièrement consacré, autour d'un souvenir obsédant : alors qu'elle était enfant, elle voyait son père qui passait tout son temps à lire des journaux et à découper des articles. C'est par les livres qu'elle engloutit les uns après les autres, qu'elle va peu à peu apprendre l'ignominie de ce qui s'est passé, car son père ne lui a jamais rien dit pour, dit-il, l'épargner. Et ce n'est qu'à 32 ans qu'elle va apprendre le calvaire vécu par son père qui, à l'âge de 15 ans, a été déporté en Silésie dans plusieurs camps dont Auschwitz. C'est un livre trouvé par hasard dans une librairie parisienne qui va lui faire découvrir la vérité.
       

      Tout le livre est ainsi fait d'un mélange de passé et de présent. Gila prend conscience de l'Holocauste mais va  refuser d'en porter le poids. Elle refuse de faire de sa vie une vie figée dans la tristesse et la douleur à cause de ce qui s'est passé.
      "Le fait est que nous, les générations de l'après, nous sommes hantés par la peur de nous montrer indignes, d'être les dernières des lavettes, si nous étalons nos soucis et nos désirs. Nous croyons assumer l'héritage des rescapés et des assassinés en nous pliant au quotidien, si stupide soit-il.
       Que sont les soucis du quotidien et quelques désirs face à Auschwitz? Déplacés. Indécents. Ridicules. Insignifiants comme nos propres vies. Quand on pense à la mort à Auschwitz, le bonheur est le comble de la folie, l'amour une obscénité, l'envie de vivre une bassesse. Alors on se tient en retrait, sans douleur, sans envie, et on se contente du strict nécessaire : manger et travailler, travailler et manger, et puis dormir, procréer et mourir. C'est comme une pétrification collective, des neiges éternelles, une ère glaciaire....
      ...Aujourd'hui encore, les Juifs sont le corps éteint de la nation. Aucun de nous n'est parvenu à se délivrer de cette prison glacée, à prendre sa propre vie en main et à lui donner la forme qu'il souhaitait. Tout au plus réalisons-nous quelques projets, comme en contrebande, et nous redressons-nous mollement pour les accomplir, et allons-nous mollement notre chemin jusqu'à ce que tout soit miné par le quotidien, puis nous laissons tout tomber, la tête haute. La tête haute, nous avons pris racine dans le malheur. La tête haute, nous sommes voués au malheur. La tête haute, nous sommes le peuple élu".

         Ce qu'elle refuse, c'est d'être considérée comme "le rejeton d'une famille anéantie". Elle est un être à part entière, avec une individualité, avec une vie bien à elle qui peut déboucher sur le bonheur. Cette vie ne peut pas s'expliquer que par "l'histoire des souffrances de sa famille et de son peuple". Et quand un professeur veut lui faire endosser le rôle de "fille de survivant", elle refuse violemment :
        "Je ne voulais pas de ce rôle. Je n'étais pas responsable du passé. Ni de sa transmission. Ni du peuple juif. Ni du renversement de l'ordre politique en place. Ma révolte, à supposer que j'en aie une, n'était jamais qu'une révolte privée. L'idée d'un possible changement n'avait jamais concerné que moi. Moi et mes propres légendes et mensonges. Moi et mes copines. Moi et mon corps. Moi et mes parents. J'étais séparée des autres par une ligne de démarcation que je n'avais jamais franchie, pas même en pensée. Pourquoi en aurais-je ressenti le besoin? Mon monde n'était-il pas grand ? N'avais-je pas assez à faire avec moi-même ? Ne me perdais-je pas comme tout le monde, dans les labyrinthes de mes désirs et de mes angoisses ? Et pourtant rien de tout cela n'avait empêché cet incorrigible redresseur de torts de me fixer un objectif : je devais, par ma seule présence, éveiller la conscience de mes camarades de classe. Je devais les convertir, les instruire et les gagner à la cause. Mais je n'étais pas un bon symbole. Je n'étais pas faite pour cette tâche, et je n'éduquerais pas mes camarades".
         
De la même façon, elle n'accepte pas que son père soit regardé comme seulement "un survivant" : "Cela faisait des décennies entières qu'on l'appelait ainsi, survivant". Elle sait maintenant que cette image est fausse et même grotesque :
    "Jamais mon père n'a été un survivant. Même à Auschwitz, Buchenwald et Langenstein, il n'a jamais cessé de vivre, de souffrir, de respirer et d'espérer. Jamais il ne s'est laissé réduire à quelque chose d'aussi absurde que le rendement, les peines, les rations de pain et la capacité de survie. Jamais mon père n'a été un survivant. Soupirant de plaisir devant une étagère de livres bien garnie - vivant. Regardant le temps qu'il fait depuis la table de la cuisine - vivant. Debout, devant un kiosque à journaux - vivant. Assis dans un café devant un chocolat chaud - vivant. Réveillé et rêveur dans son lit - vivant. Se faufilant entre deux voitures - vivant. Avec le front et le nez qui brillent, juste cela et rien d'autre : vivant, un homme comme tous les autres, unique, important et grand."

      Et c'est là bien sûr que le titre de ce livre prend tout son sens : " Nous sommes".

(Présentation : Anne-Marie Smith)