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Delia Owens : Le journal « La Croix »
Scientifique de renom, spécialiste du comportement animal, l’Américaine Delia Owens a passé son enfance à arpenter les forêts de sa Georgie natale et sa vie d’adulte à étudier la faune au Bostwana avec son mari. De ses expériences, elle a tiré des essais qui lui ont valu d’être distinguée pour sa manière précise et sensible de décrire la nature. À 70 ans, elle connaît en Amérique un succès phénoménal et mérité pour ce premier roman qui allie l’amour et la connaissance des milieux naturels à un véritable talent pour raconter une histoire.
Là où chantent les écrevisses :
Le premier chapitre se passe en 1952, à Barkley Cove , petite ville de Caroline du Nord.
Il faut faire très attention aux dates qui sont indiquées au début de chaque chapitre. Dans une première partie on va suivre Kya, une petite fille de 6 ans depuis 1952 jusqu’en 1969. Les années alternent avec des retours sur le passé. Au début du roman, en 1952, on découvre cette petite fille Kya que toute sa famille va abandonner dans une cabane au milieu des marais. En parallèle, l’année 1969 est consacrée à une enquête menée par la police locale : deux jeunes enfants de 10 ans ont trouvé le cadavre de Chase Andrews au pied d’une tour de guet dans le marais. L’enquête va devoir déterminer pourquoi on n’a retrouvé aucune empreinte au pied de la tour. La victime est un homme d’une trentaine d’années, marié mais est resté la coqueluche des jeunes filles de Barkley Cove
Dans une deuxième partie on suit Kya qui a maintenant 23 ans en 1969 avec des chapitres toujours consacrés à l’enquête.
Revenons au début, en 1952. Une famille, le père, la mère, et quatre enfants vivent dans une cabane : la première image qu’on a de la mère : Kya voit sa mère quitter la maison, une valise à la main, juchée sur ses hauts escarpins en faux crocodile. Le père est un homme violent qui, lorsqu’il ne crie pas ou ne frappe pas, est perpétuellement ivre. Puis les frères et sœurs de Kya eux aussi quittent la maison. Et son père lui aussi va disparaître un jour. Kya se retrouve seule, dans la cabane, au milieu des marais. Elle est devenue « la fille des marais ». Comment cette petite fille va-t-elle survivre dans cet endroit délaissé par l’homme, un endroit aussi hostile et tellement inhospitalier et menaçant.
Mais justement elle va faire du marais un allié, son refuge et son protecteur.
Quand les autorités viennent la chercher à l’âge de 7 ans pour l’obliger à aller à l’école (c’est la loi, elle ne peut y échapper), elle accepte parce qu’on lui promet un bon repas chaud dans la journée, ce jour-là de la tourte au poulet Mais la journée fut pour elle un vrai calvaire et quand elle revient chez elle en fin d’après-midi, elle court jusqu’à l’océan pour s’assurer que les oiseaux sont bien là et ne l’abandonneront jamais comme tous les autres. Et en effet quand elle arrive ils sont bien là, voltigeant autour d’elle et picorant entre ses orteils les miettes qu’elle leur jette.
Le marais, c’est sa vie, sa famille qu’elle n’a plus, remplacée par toute la faune et la flore qui le peuplent. Elle y passe toutes ses journées. Sa communion avec la Nature est totale, et peu à peu elle va comprendre comment vit un marais.
Des mois passèrent, l'hiver s'installa lentement, comme toujours dans le sud. Le soleil, aussi chaud qu'une couverture, enveloppait les épaules de Kya, et la poussait toujours plus loin dans le marais. Parfois, la nuit, elle entendait des bruits qu'elle ne connaissait pas ou était réveillée par un éclair tout proche, mais chaque fois qu'elle trébuchait, la terre la remettait sur ses pieds. Jusqu'à ce qu'un jour, sans qu'elle en prenne vraiment conscience, la douleur qu'elle avait dans le cœur s'écoula comme de l'eau dans le sable. Elle était toujours là, mais cachée au plus profond. Kya posa sa main sur la terre mouillée et vivante, et le marais devint sa mère.
C’est dans le marais qu’elle va puiser des ressources incroyables pour faire face aux habitants de la ville qui vont la diaboliser et l’accuser de tous les maux, lui faisant subir un racisme qui n’admet pas celui qui est différent. On la suit sur son bateau en pleine nuit suivie par ses fidèles oiseaux qui la connaissent, dans un marais sauvage et grouillant de vie, un marais dont elle connait chaque recoin. On la suit sur les bancs de sable en train d’observer le fourmillement de la vie autour d’elle : les goélands et tous les autres oiseaux, l’herbe, les fleurs, les arbres, les coquillages, le chant des écrevisses, un appel que la terre lui envoie… Elle adore particulièrement les oiseaux dont elle garde les plumes qu’elle trouve. Plus tard elle va se mettre à les peindre et à dessiner toutes ses découvertes.
L'air doux du marais enveloppait ses épaules d'un châle de soie. Les rayons lui montrèrent un chemin inattendu entre les pins, où les ombres se dédoublaient comme les vers d'un poème. Elle marchait telle une somnambule tandis que la lune émergeait nue de l'eau et escaladait les chênes de branche en branche. L'épaisse boue était baignée de lumière, et des centaines de lucioles constellaient les bois.
Elle va vite apprendre à cuisiner, à pêcher. Elle arrivera ainsi à survivre en échangeant moules et poissons contre des vêtements, des graines de légumes, des objets de première nécessité et surtout du carburant pour sa barque. Parce que quelques habitants ne la rejettent pas et au contraire l’aident, en particulier Jumping, un vieux Noir qui tient la pompe à essence et qui lui achète ses filets de moules.
Elle fera des rencontres qui elles aussi la façonneront, des heureuses et des mauvaises. Car bien sûr il y a dans ce roman des blessures, des préjugés et des trahisons. Mais face à la cruauté des hommes il y a la nature, sa beauté, il y a l’amour, l’amitié et un espoir que l’on garde. Mais ça, je vous le laisse découvrir.
Juste un dernier mot sur le sens du titre :
Il nous est donné par un personnage important que Kya connaîtra : Tate.
-« Jumping m’a dit que les services sociaux me recherchent. J’ai peur qu’ils m’attrapent dans leurs filets comme une truite et qu’ils me placent chez des gens ou un truc du genre.
- Alors on ferait mieux de te cacher là où on entend le chant des écrevisses. J’ai franchement pitié de la famille qui se retrouverait à t’adopter ». Tate souriait de toutes ses dents.
- “Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'écrevisses qui chantent ? Ma aussi, elle disait ça.” Kya se rappela que sa mère l'encourageait toujours à explorer le marais : “Va aussi loin que tu peux. Tout là-bas, où on entend le chant des écrevisses.”
“Ça veut dire aussi loin que tu peux dans la nature, là où les animaux sont encore sauvages, où ils se comportent comme de vrais animaux. »
(Présentation : Anne-Marie Smith)