Les lieux : Un village perdu, « Le hameau des trois filles seules » dans la commune des Bassées, avec trois maisons seulement. Une région plate et pluvieuse, avec zéro touriste pour venir se frotter à l’ennui qui se dégage de ses sentiers, de ses rues, de ses murs détrempés – et sinon pourquoi auraient-ils tous rêvé un jour ou l’autre d’en foutre le camp ? Un village qui s’étiole, comme il y en a beaucoup dans toute la France. Et Mauvignier a des mots très durs pour parler de ces régions crépusculaires où il n’y a que quelques personnes qui s’accrochent : La Bassée était vouée à s'étioler, à partir en lambeaux, un monde uniquement destiné à s'amenuiser, à se réduire, s'évanouir jusqu'à finalement s'effacer totalement du paysage - et ils peuvent appeler ça désertification s'ils veulent, comme pour dire que c'est un mouvement naturel et qu'on ne pourra ni l'enrayer, ni l'endiguer, mais la vérité c'est qu'ils veulent juste qu'on crève sans rien dire. "Il fait là une peinture sociale de la France rurale, son exode rural, les difficultés pour les paysans de vivre et de survivre.
Qui sont les habitants de ce village déserté ?
Patrice, le fils qui a voulu rester à la ferme. Il a 47 ans, un homme doux et attentionné, toujours très serviable, un homme calme, rude comme un paysan, qui s’est endetté au-delà du raisonnable pour donner leur part à ses deux frères, pour que la ferme reste à un Bergogne comme son père l’avait voulu. Mais c’est un homme qui n’a pas eu beaucoup de chance en amour, il a déjà vécu deux histoires mais qui se sont mal terminées. C’est un exclu, un homme laissé seul sur le bord de la route Alors lorsqu’il rencontre Marion, c’est comme un appel d’air qui lui redonne vie, surtout que Marion a très vite accepté de l’épouser et qu’ils ont eu un enfant, une petite fille qui a maintenant 9 ans..
Marion justement, c’est le pivot du livre. Pourquoi elle est là ? On comprend tout de suite qu’elle doit avoir une bonne raison pour avoir accepté de se marier avec Bergogne. C’est une jeune femme venue d’ailleurs, très belle, très sexy beaucoup plus jeune que son mari, qui a vécu à la ville jusqu’à son mariage, et dont le passé ne nous est pas révélé tout de suite. Quelques mots seulement sur son enfance : ... toute petite elle préférait fermer les yeux et ne pas entendre les familles d'accueil qui se substituaient à l'absence de sa mère, dès que celle-ci disparaissait au bras d'un mari tout neuf pour qui elle se refaisait une vie dans laquelle sa fille n'avait pas de place, renvoyant alors au rang d'inexistant petit fantôme gris, insignifiant, comme une perforation dans la vie de sa mère ou comme un résidu empaqueté de rose, encombrant et joli déchet dont sa mère ne voulait plus entendre parler". Elle aime sortir, aller danser avec des copines, faire du karaoké….Elle travaille à La Bassée, dans une imprimerie. Dès le début du livre, on sait que le couple ne va pas bien. Il y a eu de la tendresse, il y a toujours de l’amour chez Patrice mais qui n’est pas partagé, et maintenant il y a comme de l’exaspération, on n’est pas loin de la rupture, on sent que le couple vacille.
Ils ont une petite fille Ida, qui adore ses parents et sa mère en particulier. Au début on la retrouve très excitée à la sortie de l’école : ce soir c’est l’anniversaire de sa maman Marion, qui fête ses 40 ans et en cachette, elle et son père vont préparer une grande fête. Ida est une petite fille très mûre pour son âge, qui écoute, voit ce qui se passe et Mauvignier lui a réservé un rôle bien singulier. L’occasion pour vous présenter le 4e personnage du village qui habite dans la 2e maison, la 3e étant inhabitée et mise en vente.
Ce 4e personnage c’est Christine, que Ida aime beaucoup, qu’elle appelle Tatie. Christine est artiste peintre, elle a quitté la vie parisienne et les galeries de peinture et toute la frénésie, l’hystérie, l’argent et les fêtes qu’on fantasmait autour de sa vie, pour venir se mettre à travailler vraiment, se colleter avec son art dans un endroit où on lui foutait la paix. Elle est devenue amie avec Bergogne; La petite Ida l’adore, elle vient chez elle en fin d’après midi à la sortie de l’école, pour goûter et faire ses devoirs et aujourd’hui elle vient chez Christine pour faire des dessins qu’elle veut offrir à sa maman pour son anniversaire.
Très vite on connait les personnages et on se rend compte qu’il y a chez eux des notes discordantes. Ils ne sont pas lisses, il y a des failles. D’ailleurs c’est pareil pour les autres personnages qui vont arriver et que tout de suite on met dans la catégorie des méchants. Il y a des contradictions chez les personnages, une part de lumière et une part d’ombre comme chez tout être humain. Par ex Marion : c’est une femme libre, une battante mais on apprendra que c’est une survivante d’un passé terrible. Un détail nous met mal à l’aise : le tatouage qu'elle a sur l'épaule : des fils de fer barbelés !
Patrice lui aussi est contradictoire. On apprend que si Marion se refuse à lui, il compense en allant voir des prostituées. Mais la façon dont il se comporte avec elles, montre que lui qui est tous les jours chez lui un dominé, aime devenir un dominant
Chez Christine c’est pareil : c’est une femme forte, libre, qui a été adulée dans son passé, avec un mari très riche, une artiste qui avait un public très fidèle. Et pourtant elle perd de son assurance devant une petite fille. Ida est venue chez elle pour faire les dessins qu’elle veut offrir a sa maman et elle pose avec insistance une question à Christine : Tu vas lui faire un cadeau à Maman ? elle met Christine dans l’embarras.
Même chose chez les agrsseurs, ceux qu'on peut appeler les méchants. On va découvrir peu à peu leur passé et la conclusion à laquelle on peut arriver, c'est que les agresseurs et les agressés se ressemblent plus qu'on ne l'imagine.
Dès le début le malaise s’installe : Christine reçoit depuis quelque temps des lettres anonymes ; elle va d’ailleurs à la gendarmerie pour le signaler. Une forme d’angoisse nait, à peine, on est au bord, on n’a pas encore plongé. Et puis Christine reçoit la visite d’un homme, on ne sait pas trop pourquoi il est venu. Quelques heures après, ce sont trois hommes qui font irruption et là on rentre dans le drame, la tension s’installe, on est dans un thriller : le chien de Christine est tué de plusieurs coups de couteau. Plus le temps passe, plus la journée s’assombrit et le suspense s'installe petit à petit . Les phrases sont longues, très longues et on est d'autant plus impatient de savoir ce qui va se passer.
Ce roman a 635 pages et pourtant il ne se passe pas grand-chose, c’est un huis-clos qui pourrait être résumé en quelques lignes. Mais tout l’intérêt du livre vient de l’écriture de l’auteur. L’intime de chaque personnage nous est révélé dans un rythme très lent. On passe d’un personnage à un autre pour que chacun puisse nous livrer ses pensées, ses émotions, ses habitudes, son passé, ses souffrances, ses dérives, ce qu’ils font, ce qu’ils vont faire. Mauvignier s’arrête sur chaque détail, chaque mouvement pour fouiller à l’extrême la psychologie des personnages, et pour approcher ainsi de leur vérité. Et c’est la fiction qui permet ça. Mauvignier à qui l’on demandait de donner sa définition de la fiction a répondu : La fiction donne la vision de ce qui n’est pas encore advenu. C’est tellement vrai. Il y a des personnes qui n’aiment pas le roman parce que, disent-ils, ce n’est pas vrai. Mais c’est tout le contraire, c’est la fiction qui permet d’approcher la vérité. Et son écriture lui permet de fouiller les âmes, une écriture magistrale avec de longues phrases qui peuvent s’étaler sur deux, trois pages et c’est de cette façon que monte la menace, que se fait de plus en plus aigue la tension qui va exploser au bout de quelques heures.
(Présentation : Anne-Marie Smith)