Deux hommes que rien ne semble rapprocher, se retrouvent sous la plume talentueuse de Florence Seyvos qui nous livre deux destins hors du commun :
Henri est handicapé : à sa naissance un vaisseau s’est rompu dans sa tête. Sa mère est partie peu de temps après, incapable de faire face à cette situation : elle n’aurait pas pu l’obliger, le forcer, le secouer, lui crier dessus, le maintenir droit comme on tient un pantin, heure après heure, jour après jour, pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il puisse faire trois pas tout seul sans tomber, et alors le consoler, le féliciter, embrasser ses larmes en lui caressant les cheveux… C’est son père qui a joué ce rôle, qui a voulu le sortir de la différence dans laquelle les autres le placent, en l’obligeant à des séances de rééducation impitoyables qui exigent de l’enfant des efforts surhumains. …Les enfants, il faut les casser … pas seulement plier, casser. Et c’est à force de volonté que Henri arrivera à se faire une place dans ce monde impitoyable : dans la cour de l’école, il est houspillé, bousculé, attaqué, moqué, frappé par des enfants de cinq ans, de quatre ans, de trois ans. Quand il ne tombe pas tout seul, ils le poussent ou lui font des croche-pieds. Mais petit à petit, il deviendra ce garçon incassable que Florence Seyvos nous annonce dans le titre du livre, le roseau qui plie mais ne rompt pas.
Et puis il y a un autre garçon incassable dans le livre : c’est Buster Keaton qui a connu la carrière et le succès que l’on sait. Mais qui connait ses débuts sur scène alors qu’il n’était qu’un enfant ? Son premier rôle est celui d’une chose. Joe, son père, considère cette chose, la soulève d’une main pour mieux l’examiner, puis la laisse retomber par terre. La chose ne bronche pas. Alors Joe attrape de nouveau la chose et la jette dans le décor. La chose revient. Cette chose est bien résistante, se dit Joe. Cette fois, il la lance dans les coulisses. On entend un grand bruit. Puis, plus rien... Puis il l'accroche au bout d'un balai et s'en sert comme d'une serpillère ,et interdiction de rire. C’est le public qui rit. Son père a l’idée de lui attacher une poignée dans le dos, pour améliorer la précision du lancer. Buster se perfectionne lui aussi. Il devient chaque jour un meilleur projectile. Le contrôle de son corps, son aptitude à se protéger deviennent un sixième sens.
Peu de points communs semble-t-il entre ces deux destins ! Et pourtant cette façon d’être toujours comme en déséquilibre, de tomber pour se relever tout de suite, ce travail du corps qui se fait au prix de grandes souffrances et d’efforts continus, cette solitude et cette marginalité que les autres leur imposent … et bien d’autres liens encore que Florence ne révèle jamais. Mais nous lecteurs, découvrons peu à peu comment ces deux destins se répondent. On comprendra cet étrange parallèle en portant un regard sur ces deux garçons incassables, si semblables dans leur humanité.
(Présentation: Anne-Marie Smith)