« Furies » commence par une mise en scène du trafic d’œuvres d’art pillées en Syrie, un peu comme dans une histoire de gangsters. Bérénice, jeune archéologue se voit confier par son oncle la délicate mission de rapporter des pièces de joaillerie antique depuis la frontière turque, plaque tournante de ce « commerce » qui prospère depuis la débâcle de Mossoul et de Palmyre. Mais la transaction tourne mal, un attentat à la voiture piégée tue l’intermédiaire, et voilà le récit qui bascule dans la tragédie antique, Bérénice, sans aucun repère, doit fuir avec les bijoux, poursuivie par les trafiquants tout en sauvant au passage une petite fille d’un camp de réfugiés.
Son errance va les conduire auprès d’Assim, exilé de Syrie, qui, las de voir son métier de pompier à Idlib se muer en fossoyeur, s’est mis à fabriquer de faux papiers en donnant aux survivants les noms des morts. De sa sœur Taym, femme libre, figure phare du printemps arabe, exécutée par Daech, il a hérité d’une clé USB où elle archivait chaque massacre pour témoigner auprès des organisations internationales. Julie Ruocco dit s’être inspirée de Razan Zaitouneh, avocate syrienne et militante des droits de l’homme, disparue depuis 2013.
Comme dans une tragédie grecque, les coïncidences mettent en relation des personnages qui n'auraient jamais dû se croiser et les emportent dans des voies qui les dépassent. Ainsi Bérénice et Assim, aux chemins si éloignés se rapprochent dans le théâtre de la guerre en Syrie : « Tous les deux avaient creusé la terre, l’un pour ensevelir, l’autre pour révéler. »
Nos deux personnages vont se retrouver dans le Rojava où des combattant(e)s kurdes cherchent à préserver leur liberté dans une forme de communautarisme démocratique. Là, on entrevoit le message politique de l’auteur qui rend hommage aux guerrières peshmergas qui luttent pour fonder une république autonome, où les femmes jouiraient du même statut que les hommes, dans une utopie de cohabitation entre kurdes, arabes et chrétiens. Un pan d’histoire occulté par l’Occident qui a abandonné ce peuple déchiré entre Turquie et Syrie à son triste sort.
J’ai apprécié la réflexion sur le devoir de mémoire, celui qu’on doit aux morts mais aussi aux civilisations antiques. Par un style puissant et poétique à la fois, ce livre vibre de la force des rêves et des mythes. A commencer par celui des Furies, filles de Gaïa et du sang d’Ouranos, ces divinités vengeresses muées par Eschyle en gardiennes bienveillantes de la justice, délaissant la loi du Talion pour descendre sous la terre dans son Orestie. L’une de leurs effigies aux têtes couronnées de serpents va-t-elle changer le destin de Bérénice… ?
Julie Ruocco, diplômée en relations internationales, a travaillé au Parlement européen pendant cinq ans notamment sur la restitution des œuvres spoliées par la guerre. Pour ce premier roman, elle fut lauréate du Prix Envoyé par La Poste 2021. Sa puissante imagination nous emporte dans une épopée mouvementée, qu’on dévore de la première à la dernière page avec passion.
(Présentation : Colette Lagier)