Thierry Haumont, écrivain wallon, présente "La femme de Gilles" dans la préface du livre. Il le tient pour un livre inoubliable et en montre toute l'intensité et la dimension tragique.
Laissons-lui la parole :
L'amour d'une femme
Ceux qui avaient lu "La femme de Gilles" de Madeleine Bourdouxhe en parlaient comme d'un livre inoubliable; mais voilà : qui l'avait lu, qui le lisait encore, en dehors de quelques historiens de la littérature, ou du féminisme, après que se fit éloigné le formidable écho que ce roman produisit à sa parution,
en 1937 ?
1937... Le vacarme des années de guerre allait bientôt mettre d'autres sons dans les oreilles de ses contemporains; l'humilité de l'auteur ferait le reste. Le roman n'aurait plus subsisté que comme une brève référence en voie d'oubli - un poignant portrait de femme (Simone de beauvoir en a parlé) - s'il n'avait continué à être porté par l'admiration de quelques fidèles qui le firent lire à leurs connaissances et réussirent à imposer sa réédition...
S'il fallait rassembler sous un seul vocable la richesse que donne à voir, et à partager, ce roman, je choisirais celui de pureté. On éprouve à le lire l'émotion la plus pure... On trouvera ici une merveille de limpidité, d'équilibre, de dépouillement, de pudeur - de cette pudeur qui est la seule supportable : celle qui ne camoufle rien....
Je m'en voudrais d'être trop précis, de dévoiler la trame du roman. Tout doit se découvrir par soi-même, au rythme voulu par Madeleine Bourdouxhe. Un rythme proprement miraculeux, qui touche d'emblée, qui nous porte autant qu'il nous surprend. Un ton unique, qui est bien davantage que ce qu'on appelle, de nos jours, la petite musique d'un style; l'extrême luminosité d'une écriture, une manière toute lisse d'avancer au coeur insondable des passions, une plus grande simplicité pour traduire ce qui, à l'analyse, se révélera être d'une très grande complexité.
Thierry Haumont explique alors que le roman qui n'aurait pu n'être qu'un drame est élevé au niveau d'une tragédie pure, universelle :
Mais quelle tragédie ? Celle d'un amour d'une puissance inouïe dans sa nudité même, dans sa simplicité primitive. Peut-on dire que l'amour qu'Elisa porte à Gilles soit fait de soumission ? Que la soumission, en d'autres termes, soit la composante majeure de sa passion ? Ici encore, je ne le pense pas. Il y a dans la soumission quelque chose de vil auquel cette femme échappe absolument. Ce n'est pas parce qu'il est exclusif, qu'il se contient dans un seul horizion, que l'amour d'Elisa s'inscrit pour autant dans un rapport de dominé à dominant. Il transcende la soumission, comme il transcende la jalousie. Là résident à mon sens, la richesse et la complexité de ce livre. Un amour si absolu qu'il s'anéantire au premier doute.
Roman admirable qui, aujourd'hui encore, nous paraît tout neuf; qui donc, c'est le moindre risque de toute redécouverte, en fera vieillir beaucoup d'autres qui luio sont postérieurs ...