Présentation : Marie-Pierre Orsoni
L'époque à laquelle vivent les pêcheurs islandais d' »Entre ciel et terre » est peu précisée, mais le lecteur comprend à quelques détails qu'il s'agit de la fin du XIXe siècle : l'Islande est alors un pays peu connu, isolé ; à la rudesse extrême du climat, s'ajoutent des techniques de pêche traditionnelles. Le travail est dangereux ; les hommes partent dans le froid glacial, dans une barque à rames. Ils ne savent pas nager (Dieu les protégera), ils risquent leur vie, peuvent tomber à la mer, être pris dans la tempête, mourir de froid...
C'est ce qui arrive à Bardur, qui, l'esprit tellement occupé par le dernier livre qu'il était en train de lire, « Le Paradis perdu » de l'anglais John Milton, dont il voulait apprendre des extraits par cœur pour pouvoir les réciter, oublie sa vareuse protectrice et meurt de froid, près de ses camarades silencieux et impuissants.
« Deux matelots s'étaient noyés, leurs corps n'avaient jamais été retrouvés et ils étaient allés rejoindre la foule des marins qui errent au fond de la mer, (…) mais parfois aussi, pleurent à cause de la vie qui leur manque, pleurent comme pleurent les noyés et voilà pour quoi la mer est salée. »
Le gamin, adolescent sans famille, qui voue une amitié sans bornes à Bardur (grand frère ? Le père qu'il n'a plus?), est inconsolable. Il décide de partir rendre le livre de Milton à son propriétaire, puis de mourir puisqu'il a perdu son meilleur ami.
Sa quête initiatique commence, puisqu'il s'agit toujours d'apprendre à vivre. Malgré la cruauté de la vie, malgré le chagrin, l'amour, le désir, le plaisir d'être vivant, reviennent peu à peu.
Les personnages sont des gens simples, mais emportés par la poésie : le livre est un objet presque sacré et donne accès à la beauté des mots ; lire peut vous sauver, vous aider à vivre, mais aussi vous tuer.
« Les hommes n'ont nul besoin de mots, ici, en pleine mer. La morue se fiche des mots, même des adjectifs comme sublime. La morue ne s'intéresse à aucun mot, pourtant elle nage dans les océans, presque inchangée, depuis cent vingt millions d'années. Cela nous apprend-il quelque chose sur le langage ? Eh bien, nous pouvons peut-être nous passer de mots pour survivre, mais nous en avons besoin pour vivre. »
L'histoire est presque ténue, un long voyage dans la neige et la glace, mais cette traversée des lieux, des sentiments, entre la vie fragile et la mort inéluctable, touche à l'universelle condition humaine.
Nous sommes emportés par la poésie simple d'un style qui plonge dans les âmes et les rêves des personnages.
Même les paysages menaçants, le froid mordant, sont empreints de magie.
« Il est peu de choses aussi belles que la mer par une magnifique journée ou par une nuit limpide quand elle rêve et que le clair de lune est la somme de ses rêves. »
L'Islande est un pays « qui a cette lumière capable de te transpercer et de te changer en poète. »
« Entre ciel et terre » est le premier volume d'une trilogie ; il est suivi par « La Tristesse des anges » et « Le Cœur des hommes », suite du périple du gamin. Ils sont tout aussi magnifiques et envoûtants.
Notice biographique : Jon Kalmann Stefansson est né en 1963 à Reykjavik. Il a travaillé dans les secteurs de la pêche et du bâtiment avant de commencer des études de littérature, puis d'écrire dans les journaux, de beaucoup lire, et de se consacrer à l'écriture de romans et de contes.
Présentation : Simone Delorme
Le Livre Blanc :
Blanc, tout est blanc et insondable dans ce livre immaculé où la tristesse des anges me fait entrevoir un monde cruel où la puissance des âmes le dispute à la faiblesse des corps et la dureté des éléments et du paysage.
Comment résister, s’adapter, survivre, entre ciel et terre, quand la mer et la montagne sont autant d’ennemis, de barrières infranchissables, qui ne cherchent qu’à vous attirer dans l’abîme et le néant.
La tempête qui fait rage sans jamais faiblir, la neige qui recouvre tout, jusqu’aux toits des maisons, ne laissant entrevoir aucune possibilité de refuge, niant à l’être humain le droit d’être présent.
Les vagues qui s’élèvent, emportent au loin, au-delà des nuages, de frêles embarcations qui n’ont d’autres choix que de s’envoler de creux en crêtes, sur le bateau géant d’une vaine espérance.
Est-il possible que là, dans ce déchaînement, dans cette déferlante, ce blizzard aveuglant, des hommes puissent survivre ?
Est-il surprenant que leur esprit cherche ailleurs, dans la prose des poètes, une raison d’exister ?
Est-il blâmable qu’ils trouvent dans l’alcool une source de chaleur ?
Certains n’ont pas de mots pour décrire leur peine, d’autres au contraire n’ont qu’eux pour encore avancer.
La dureté des corps qui cherchent à résister s’accompagne parfois de la légèreté d’un cœur en apesanteur qui ne fait que rêver.
Surprenante mélodie des mots qui enivrent, des mots qui réchauffent, qui pèsent du poids du passé, irradient le présent, des mots qui chantent et murmurent, des mots qui sauvent et qui tuent, des mots qui susurrent, rassurent, consolent.
La poésie qu’ils transportent est intemporelle, sans frontière, par delà les mers, par delà les monts, elle s’insinue partout, se moque du froid, de la faim, des saisons.
Elle voyage de l’intérieur vers l’extérieur, s’agrippe, s’attache, surgit, frémit, éblouit, refuse de s’en aller, échappe à toute contrainte.
La poésie trace des sillons de désirs et d’espoirs dans les corps figés, perclus de maux et de douleurs, de froidure et de glace.
Quand la vie ne tient plus qu’à un fil, insaisissable, que les corps transis ne peuvent plus bouger, sous les cils gelés, une lueur persiste, les mots encore une fois allument les pensées, les mots transpercent le temps qui reste suspendu dans un espace infime où la réalité n’est plus conscience mais opiniâtreté. Il faut continuer… Comme un leitmotiv, interminablement, à l’infini, on ne peut empêcher le voyage des mots.
Si je ne devais avoir retenu qu’une infime parcelle de l’incroyable richesse de cette littérature scandinave que j’ai tant aimée découvrir, ce petit adage pourrait la résumer :
« Les mots sont des couleurs qui voyagent dans les cœurs et rien, jamais, ne les empêchera de briller au firmament de la pensée. »