Ce sont les premières phrases de ce court roman :
Sur le bateau nous étions presque toutes vierges.Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n'étions pas très grandes... Certaines n'avaient mangé toute leur vie que du gruau de riz...Certaines venaient de la ville et portaient d'élégants vêtements, mais la plupart d'entre nous venaient de la campagne et nous portions pour le voyage le même vieux kimono passé, rapiécé et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n'avaient jamais vu la mer...
D'une écriture sobre, comme une incantation avec des reprises scandées, l'auteur nous donne à connaître tout un pan de l'Histoire américaine volontairement tabou : l'émigration de plusieurs dizaines de jeunes femmes japonaises venues en bateau en 1919 rejoindre des compatriotes déjà émigrés. Traversée éprouvante mais l'espoirest au bout. Sur la foi d'une photo habilement choisie par des marieuses, elles acceptent ce voyage pour le mariage dont elles rêvent. Ce pourquoi elles ont tout abandonné.
Pas de héros dans ce livre mais Nous, Ils, Elles.
Récit choral pour dire ce que ces jeunes femmes ont vécu, ont supporté, ont subi.
Après des nuits de noces brutales, c'est le travail harassant dans les champs, la vie dans des campements à la lisière des propriétés des Blancs, l'humiliation, l'apprentissage si difficile de cette langue inconnue, et puis les enfants (du moins ceux qui survivent) venus au monde dans le plus complet dénuement.
Nous avons accouché sous un chêne, l'été, par 45 degrés. Nous avons accouché près d'un poêle à bois dans la pièce unique par la plus froide nuit de l'année...Nous avons accouché mais notre lait n'est jamais monté et au bout d'une semaine le bébé est mort. Nous avons accouché mais le bébé était déjà mort dans notre ventre et l'avons enterré nu dans les champs, près d'un ruisseau. Seulement, nous avons déménagé tant de fois que nous ne nous souvenons plus où il se trouve...
Ces enfants,qui ont grandi en marge de la société seront rejetés à l'école. Ils se taisaient, ne levaient jamais le doigt, restaient assis au fond de la classe et suprême chagrin pour les mères : un par un, les mots anciens que nous leur avions enseignés disparaissaient de leurs têtes. Ils oubliaient le nom des fleurs en japonais...Surtout, ils avaient honte de nous, de nos vêtements miteux, de nos mains calleuses, craquelées, de nos visages aux rides profondes...
Deviendront-ils des étrangers pour leurs familles ?
A toute cette cruauté de l'existence, s'ajoute le mépris des Blancs. Certaines familles ont quitté la campagne pour des quartiers de banlieue réservés aux domestiques. Elles voulaient à tout prix s'intégrer, répondre aux exigences des patrons et des maîtresses.
Elles, nous les aimions, nous les haïssions. Nous voulions être elles. Si grandes, si belles, si blanches...
Malgré tous leurs efforts, ces Japonais émigrés connaîtront le rejet, la suspicion puis la déportation lors de la 2e guerre mondiale.
Quand l'empereur était un dieu, du même auteur (Phébus 2004, 10/18 2012) relate le départ puis la vie dans les camps, épisode vécu par ses grands-parents.
Jamais de pathos dans l'écriture de Julie Otsuka, de l'émotion, de la délicatesse, de la poésie pour rendre compte de l'indicible avec une envoûtante lenteur.
Présentation : Josette Reydet