David Kepesh est un ancien professeur d'université de 70 ans; il
raconte à un ami une aventure amoureuse qu'il a vécue huit
ans plus tôt, avec une de ses étudiantes d'origine cubaine,
qui suivait son cours sur la critique artistique. Consuela est une fille
superbe, aux "seins somptueux"; il la comparera un jour,
quelques années plus tard, au " nu typique de Modigliani,
jeune fille de rêve longiligne, accessible, qu'il peignait régulièrement...
un nu aux seins opulents, légèrement évasés,
pour lequel elle aurait pu poser elle-même". Dès le
premier instant où il l'a vue arriver dans l'amphithéâtre,
David sait qu'elle sera la prochaine sur la liste déjà bien
longue des jeunes étudiantes qui, l'une après l'autre, succombent
à son charme , lui qu'elles voient comme un brillant intellectuel.
David a vécu la révolution sexuelle des années 60 (qu'il
nous décrit longuement dans son roman); il achoisi la liberté
en envoyant promener femme et enfant d'un premier mariage et en refusant
tous les tabous imposés par la société puritaine américaine.
Il passe d'une conquête à une autre sans jamais s'attacher.
Ces belles étudiantes , "une génération de
fellatrices stupéfiantes comme on n'en avait jamais vu dans leur
milieu", n'ont d'intérêt que parce qu'elles satisfont
sa libido : "l'art du flirt à la française me laisse
froid. Moi, ce qui m'intéresse, c'est l'impératif sauvage".
Et quand il rencontre Consuela, David, qui se rapproche du crépuscule
de sa vie, prend conscience que son corps peut le trahir un jour ou l'autre,
même si sa santé sexuelle est encore impressionnante. Mais
les années s'ajoutent les unes aux autres et il sait que la bête
meurt inexorablement en lui.. Alors il se lance à corps perdu dans
cette nouvelle liaison mais voilà que cette fois-ci quelque chose
de nouveau va lui arriver : il va connaître les affres d'une terrible
jalousie : "Où sont donc la plénitude, le sentiment
de possession que tu devrais connaître ? Puisque tu l'as, comment
se fait-il que tu ne l'aies pas, cette fille ? Tu n'as pas ce que tu veux,
alors même qu'on te le donne. Pas de paix possible,, aujourd'hui ni
demain, à cause de notre différence d'âge, différence
que je vis douloureusement, comme de juste. A cause de cette différence
d'âge, jusque dans le plaisir le manque demeure. Ca ne m'était
donc jamais arrivé ? Non, c'était la première fois
que j'avais soixante-deux ans".
Sa liaison avec Consuela va durer un peu plus d'un an et demi. Les années
qui suivent la rupture sont atroces pour lui, son absence lui est insupportable, "le manque est sans répit"... Et un jour, six ans
plus tard, elle lui laisse un message sur son répondeur : "Il
faut que je te dise quelque chose. Je veux te le dire moi-même avant
que tu l'apprennes par quelqu'un d'autre..." Et ce qu'elle va lui apprendre
va être pour lui une douloureuse révélation...
On retrouve dans ce long monologue les obsessions chères
à Philip Roth : le désir, la vie palpitante, le pouvoir érotique
du corps, la sexualité masculine, la vieillesse, la mort, "la
bête qui meurt", la liberté individuelle, les frustrations
du mariage, la famille, la révolution sexuelle et la contestation
des années 60, et aussi bien sûr l'Amérique, l'Amérique
puritaine surtout que Roth déteste : "Sauver les jeunes du
sexe, telle est l'éternelle histoire de l'Amérique".
Et l'on sort assez déprimés de ce roman : les dernières
pages sont particulièrement sombres mais aussi particulièrement
belles.
Des extraits de "la bête qui
meurt"
..."Tu montes dans le bus. Tu y vois une créature
si somptueuse que personne n'ose s'asseoir à côté d'elle.
A côté de la plus belle fille du monde, il y a un siège
et il est vacant. Alors, tu le prends. Mais je n'en suis plus là,
plus jamais je ne connaîtrai le calme, la paix. ça m'inquiète
qu'elle se promène avec ce chemisier. Sous la veste, le chemisier.
Et sous le chemisier, la perfection. Un jeune homme va la trouver, et il
va l'emporter. Il va me la voler à moi, qui ai mis le feu à
ses sens, qui lui ai donné sa stature, moi le catalyseur de son émancipation,
moi qui l'ai préparée pour lui.
Comment est-ce que je sais qu'un jeune homme va me l'enlever ? Parce que
je fus, jadis, le jeune homme qui l'aurait fait"...
David parle de son fils qui a maintenant 42 ans, un
fils qu'il a "laissé tomber"..."il a fallu que je
le trahisse, ce qu'il ne me pardonne pas et ne me pardonnera jamais".
..."Je suis son père Karamazov, cette force vile et monstrueuse
qui le lèse, lui le saint de l'amour, l'homme du droit chemin, et
lui inspire des envies parricides comme s'il était les frères
Karamazov à lui tout seul. Les parents sont des figures légendaires
dans l'imagination de leurs enfants, et la légende qui m'est dévolue,
elle est dostoïvskienne, je le sais depuis la fin des années
soixante-dix, où j'ai reçu par courrier une de ses dissertations.
Il était en deuxième année à Princeton, et cette
dissertation sur "les frères Karamazov" avait obtenu une
note excellente.... A cette époque il était obsédé
par notre éloignement, et comme de juste,sa dissertation tournait
autour du personnage du père, sybarite dépravé, vieillard
libidineux et solitaire entouré de ses jeunes maîtresses, bouffon
insigne installant un harem de femmes dissolues dans sa demeure, père
qui, tu t'en souviens peut-être, abandonne son premier enfant et l'ignore
comme les suivants, parce que, écrit Dostoïevski, "un enfant
l'aurait encombré dans ses débauches". Ah, tu n'as pas
lu "les frères Karamazov" ? Tu devrais, c'est réjouissant,
ne serait-ce que pour le portrait du père indigne avec ses vices
et ses dépravations"...
... La seule chose qu'on comprenne chez les vieux, quand
on ne l'est pas soi-même, c'est qu'ils ont été marqués
par leur temps. Mais comme on ne comprend que ça, on les fige dans
leur temps, ce qui revient à ne rien comprendre du tout. Pour ceux
qui n'ont pas encore atteint la vieillesse, elle signifie qu'on a été.
Seulement la vieillesse, ça veut aussi dire que malgré son
avoir-été, ou en plus de lui, en prime de lui, on est
encore. L'avoir-été est vivace. Mais en même
temps, on est toujours là, et on est habité par cet être-là
dans sa plénitude, tout autant que par l'avoir-été,
la passéitude. Figure-toi la vieillesse en ces termes : tu risques
ta vie au quotidien. Tu n'échappes pas à la conscience de
ce qui t'attend à brève échéance, ce silence
qui va t'entourer pour toujours. A part ça, c'est pareil. A part
ça, on est immortel, tant qu'on est vivant...
David et Consuela regardent à la télévision
les festivités qui accompagnent à travers le monde l'arrivée
de l'an 2000
...Toute la soirée, sur toutes les chaînes, ça
a été cette parodie de l'Apocalypse que nous attendions dans
nos abris depuis le 6 Aoüt 1945. Il fallait bien que ça arrive
un jour. Même cette nuit-là, cette nuit-là surtout,
les gens s'attendaient au pire, comme si toute la soirée n'avait
été qu'un long exercice d'alerte aérienne. On attendait
qu'un chaîne d'abominables Hiroshima lie dans sa destruction synchrone les
civilisations pérennes du monde. Maintenant ou jamais. Ce fut jamais. Le
désastre final n'est pas venu ce jour-là ni depuis, il ne viendra jamais
: qui sait si ce n'est pas ce que tout le monde est en train de fêter ?
Le désordre du monde est un désordre sous surveillance, ponctué d'entractes
pour vendre des voitures. La télé fait ce qu'elle sait faire le mieux :
elle accomplit le triomphe de la banalisation sur la tragédie, le triomphe
de la Surface, présenté par Barbara Walters. Plutôt que la destruction de
cités millénaires, l'éruption internationale du superficiel, l'explosion
mondiale d'une sentimentalité inédite même pour les Américains. De Sydney
à Bethléem puis Times Square, on recycle les clichés à une vitesse supersonique.
Pas de bombe, pas d'effusion de sang, la prochaine détonation sera le boom
de la prospérité et l'explosion des marchés. Sitôt qu'on ouvre les yeux
sur le malheur ordinaire de notre époque, on est anesthésié par la stimulation
panavisuelle de l'Illusion avec un grand I. A regarder les feux du grand
soir dans cette superproduction dopée, j'ai le sentiment de voir le monde
de l'argent entrer joyeusement dans un obscurantisme prospère. Une nuit
de bonheur humain pour présenter notre site barbarie.com. Pour réserver
au nouveau millénaire merdo-kitsch un accueil digne de lui. Une nuit regrettable,
mémorable" ...
(Présentation : Anne-Marie Smith)