Gap -  Hautes-Alpes

La route

Cormac McCarthy

  L'Olivier, 2008  

Prix Pulitzer 2007   

 

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Un homme et un enfant, un père et son fils, marchent vers le Sud, dans un paysage de désolation : tout n'est plus que ruines et cendres : Les minces fûts des arbres tout le long. Les cours d'eau une boue grise. Une terre carbonisée, une terre de rien.  Et au bord de la route des cadavres enlisés dans le bitume, la bouche hurlante.
           Pourquoi ils n'ont pas quitté la route ?
           Il n'y avait pas moyen. Tout était en feu.
          
Ils poussent un caddy de supermarché où sont rassemblées leurs pauvres affaires et les dernières boîtes de conserve qu'il leur reste. Autour d'eux, une campagne dévastée, un froid métallique contre lequel ils ne peuvent lutter et une obscurité qui les enveloppe comme dans un linceul. Un monde nu, silencieux, impie. Des cendres, rien que des cendres, les cendres du monde défunt emportées çà et là dans le vide ... emportées au loin et dispersées encore plus loin.
            Le jour le soleil banni tourne autour de la terre comme une mère en deuil tenant une lampe.
          
Ils traversent des villes incendiées, sans aucun signe de vie, se heurtent à des cadavres momifiés. Ils avancent, le visage caché par un masque. Ils cherchent quelque chose à manger. Mais le pays avait été pillé, mis à sac, ravagé. Dépouillé de la moindre miette.  Ils trouvent parfois un peu de nourriture : des grains de maïs, des morilles sous la cendre, un vieux jambon séché abandonné à la poutre d'un fumoir, des haricots séchés, une canette de coca-cola restée au fond d'un distributeur de boissons éventré.
           Dans la nuit, l'homme s'adresse à Dieu : Es-tu là ? ... Maudit sois-tu pour l'éternité.
          
L'homme ne retrouve la couleur que dans ses rêves la nuit, quand lui revient le monde serein d'avant. Ou bien, le jour, des souvenirs surgissent : des noëls de son enfance, le piqué d'un faucon sur un groupe de grues sauvages, un concert avec sa fiancée... quelques images lumineuses qui lui restent de son passé mais qu'il ne peut même pas partager avec l'enfant qui ne les a pas en mémoire.
            L'enfant était tout ce qu'il y avait entre lui et la mort.
           
Et puis ils rencontrent parfois d'autres survivants qu'il faut à tout prix éviter : affamés, hirsutes, ils sont regroupés en hordes sauvages et, revenus au cannibalisme, ils n'hésitent pas à tuer pour se nourrir. Quand l'homme et l'enfant sont repérés, l'angoisse les noue, ils doivent fuir, transis de froid et de peur, le petit si frêle et mince à travers sa veste, tremblant comme un chien. Dans la poche de l'homme, un révolver : d'une balle en plein front, il a déjà tué un fugitif qui voulait s'emparer de l'enfant. Il ne reste qu'une cartouche dans le révolver. Tu ne veux pas voir la vérité en face. Tu ne veux pas. 

            ... Il sortit dans la lumière grise et s'arrêta et il vit l'espace d'un bref instant l'absolue vérité du monde. Le froid tournoyant sans répit autour de la terre intestat; L'implacable obscurité. Les chiens aveugles du soleil dans leur course. L'accablant vide noir de l'univers. Et quelque part deux animaux traqués tremblants comme des renards dans leur refuge. Du temps en sursis et un monde en sursis et des yeux en sursis pour le pleurer.
           
          
 Cet homme et cet enfant sont les survivants de quelle catastrophe ? Que s'est-il passé ? Une guerre nucléaire ? Pourrait-il s'agir d'un châtiment, peut-être la terre s'est-elle rebellée, s'est-elle vengée des cruautés et de la violence des hommes ? Cormac McCarthy ne le dit pas mais il rappelle comment tout cela avait commencé : Dans les premières années les routes étaient peuplées de fugitifs disparaissant sous leurs habits. Portant des masques et des lunettes de plongée, en guenilles, assis au bord de la route comme des aéronautes en détresse. Leurs brouettes encombrées de tout un bric-à-brac. Remorquant des charrettes ou des caddies. Leurs yeux luisant dans leurs crânes. Coquilles sans foi de créatures marchant en titubant sur les levées le long des marais tels des vagabonds sur une terre en délire. La fragilité de tout enfin révélée. D'anciennes et troublantes questions se dissolvant dans le néant et dans la nuit. L'ultime expression d'une chose emporte avec elle la catégorie. Eteint la lumière et disparaît. Regarde autour de toi. C'est long jamais. Mais le petit savait ce qu'il savait. Que jamais c'est à peine un instant.
           
 Et qu'est-ce qui les fait continuer ? Que peuvent-ils encore trouver dans ce temps où tout n'est que cendres et ténèbres ? Y aurait-il encore un espoir ? Un homme et un enfant essaient de survivre mais gardent au fond d'eux une part d'humanité. Ils sont porteurs du feu, le feu qui a permis à l'homme d'échapper à sa condition animale, le feu qui a ouvert la porte de la civilisation.

            On ne mangerait jamais personne, dis-moi que c'est vrai ?
            Non. Evidemment que non.
            ....
            Mais on ne mangerait personne ?
            Non, personne.
            Quoi qu'il arrive.
            Jamais. Quoi qu'il arrive.
            Parce qu'on est des gentils.
            Oui
            Et qu'on porte le feu.
 

(Présentation : Anne-Marie Smith)