Gap -  Hautes-Alpes

Les Immortelles

Makenzy Orcel

Ed. Zulma, 2012

 

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Qu'est-ce que tu fais dans la vie, toi ?
Je suis écrivain
Ecrivain ! ça tombe bien … Tu me donnes ce que je te demande et toi après tu pourras m’avoir dans tous les sens que tu voudras
C’est une prostituée de La Grand-Rue de Port-au-Prince qui conclut ce marché avec un de ses clients. Moi, je raconte. Toi, l’écrivain, tu écris. Tu transformes.

Port-au-Prince, la ville-décombres, déchiquetée, saturée de morts connus, inconnus, synthétisés, dessinant toutes sortes de figures géométriques. Ce qu’elle veut, c’est que soit racontée l’histoire de toutes les autres putains disparues dans « cette chose »… pour les rendre vivantes, immortelles. « Cette chose » , c’est bien sûr le tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a dévasté la ville.
Et celle dont l’écrivain devra parler surtout, c’est la petite, arrivée au bordel alors qu’elle n’avait que douze ans. C’est le seul moyen pour moi de me racheter pour lui avoir offert une place sur le radeau de mes dérives. Elle est morte sous les décombres après avoir attendu les secours pendant douze jours interminables. C’est Shakira qu’elle avait prise sous son aile, la petite qui s’était révoltée contre sa bigote de mère, une mère qu’elle disait détester mais qui en fait l’aimait profondément. Elle avait appris le métier à la petite : On est de l’ordre du mirage et de l’insignifiance. Ton corps c’est ton unique instrument, petite… Elle ne mit pas longtemps apprendre à se vendre du moment où elle a su qu’une vraie pute ne regarde jamais en arrière, s’assume complètement.

 Shakira aimait les livres d’un amour fou : ces objets qui prennent peu de place dans la maison, mais beaucoup à l’intérieur de soi, dans son cœur, qui font jaillir la lumière dans le coin le plus reculé, le plus sombre de soi-même. Je lui disais que la littérature n'était pas une chose pour des gens comme nous, pour les putes. de laisser ça à ceux qui n'ont rien à faire. Les bienheureux. Les ayants droit. Peut-être que j'avais tort.

Elle avait appris le jour même du drame que la petite avait mis un peu d’argent de côté pour partir à la recherche d’un trésor ; et ce trésor était son fils, un fils quelque part, abandonné, dans l’immense marécage qu’est le monde

D'autres prostituées sont évoquées pour leur donner, dit la narratrice,  une gratification : Fedna-la-pipeuse, dont le surnom venait de ses prestations, qui faisait tout avec la télé allumée et qui a été aplatie avec son fauteuil au plafond de béton. Emma qui s’était enfuie de la maison bourgeoise où elle travaillait comme bonne après avoir crevé l’œil du patron qui voulait à tout prix la coucher sans son consentement et dont le corps n’a jamais été retrouvé. Geralda Grand-Devant qui portait une amulette autour du cou et organisait des cérémonies vaudou et qui est morte avec la tête d’un client coincée entre les cuisses.

Shakira est ainsi sauvée de l’oubli, elle qui se réfugiait dans les livres de l’écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis, opposant à Duvalier et disparu sous sa dictature. Les mots de l’écrivain ont permis de surpasser l’horreur du séisme, la douleur de la vie de ces prostituées montrées comme des esclaves qui offrent leur corps quand elles n’ont que ça à donner, la détresse de cette île martyre. Des mots crus, incisifs et violents qui parlent de sexe sans retenue et sans tabou, de mort, de misère, de deuil mais aussi d’amour et de liberté.
A Manosque (Les Correspondances de Manosque) où nous l'avons écouté, il a dit : J'aime caresser, violer, kidnapper la langue, trouver la justesse du verbe.

Le roman est fait de courts paragraphes, donnant la parole aux personnages en passant de l’un à l’autre sans référence de temps et de lieu. Pour donner toute leur force à ces courts paragraphes, il était essentiel que l’écriture soir dense, précise, réaliste, brutale, que les images explosent pour faire de ce livre un témoignage fulgurant pour que l’on n’oublie pas.
Je voulais écrire un coup d'éclair, le passage d'une comète...

Présentation : Anne-Marie Smith