« Un jour brûlant, les quartiers-maîtres de seconde
classe Homer et Olmann marchaient entre des champs de pommes de terre. La route
montait, ils étaient silencieux tous les deux, et leur bateau mouillait
dans la baie très loin en dessous d'eux »
C'est dans une baie du Pacifique que mouille leur bateau, sur une côte
du Panama. Ils sont en permission et n'ont pas voulu rejoindre les autres membres
d'équipage « dans un grand bordel officiel où il n'y
aura pas assez de filles pour tout le monde ». Ils sont donc partis
à la recherche d'une maison tranquille, rien que pour eux, pour passer
du bon temps sans personne sur le dos. Après une longue marche épuisante,
sous le soleil et dans la poussière, les voilà qui arrivent dans
une vallée verdoyante , un rêve qui se concrétise : «
Elle était peu profonde et très verte, et il y avait un cours
d'eau et des arbres verts le long, et par endroits il s'élargissait et
formait des étangs tranquilles et tout brillants, alors les arbres se
reflétaient dedans avec beaucoup de netteté, et ainsi le vert
des feuillages se multipliait et ça avait un air encore plus tranquille
autour de ces étangs. »
Là ils vont oublier l'enfer de leur quotidien : la promiscuité,
le roulis incessant, l'absence de sommeil, le goût du salé et du
pétrole en permanence, les mauvaises conditions de travail . Là
ils vont rencontrer des gens simples, qui n'ont pas été épargnés
par la vie, qui accueillent les marins avec sympathie. Et ces gens sont présentés
avec quelques mots seulement qui ébauchent leur personnalité,
comme Mingarelli sait si bien le faire : des joueurs de cartes bourrus mais
accueillants, les filles dont les rires éclatent à chaque instant,
un vieil homme muet qui monte la garde avec un pistolet dérobé
à un policier alors qu'il n'avait que sept ans, Eladio mordu un jour
par un serpent ... et puis il y a surtout Maria, qui parle à la place
du garde muet pour raconter ses souvenirs, Maria dont la poitrine a été
mutilée et qui va passer la nuit à discuter avec Homer, sans faire
l'amour, une nuit où peu de choses seront dites mais des choses essentielles
: une rencontre inoubliable pour l'un comme pour l'autre.
Ainsi est la vie selon Mingarelli, la vie pour quelques heures avant le retour
à la solitude : chaque geste, chaque parole prennent une signification
puissante, parce que les paroles sont rares ; beaucoup de choses sont dites
tacitement, d'un regard, d'un geste, et dans cette oeuvre-ci encore plus, puisque
un des personnages est muet et se fait comprendre essentiellement avec ses yeux
et ses gestes.
Un extrait de « Hommes sans mère » :
Homer, au cours de la nuit qu'il passe à discuter avec Maria,
essaie de lui expliquer pourquoi il aime bien Olmann :
- C'est ton grand ami ? demanda Maria.
Homer inspira, et bien qu il connaisse déjà la réponse,
il retint son souffle comme s 'il se donnait le temps de réfléchir.
- Non, mais je l'aime bien, dit-il. Il a beaucoup de mal à bord.
- Il le sait qu'il n'est pas ton grand ami ?
- Je ne crois pas, non.
- Peut-être qu'il le deviendra.
- Non, mais je continuerai à bien l'aimer.
Maria hochait lentement la tête. Homer demanda :
- Tu veux savoir pourquoi je l'aime bien ?
- Oui pourquoi ? dit-elle.
- Il s'est installé dans la couchette au-dessus de moi quand il
est arrivé à bord. J'ai pas bien fait attention à
lui. Il est venu avec moi travailler sur le pont et je lui ai appris deux trois
choses au début, et ça n'a pas été plus loin.
Et puis, tu sais, il y a toujours un peu de lumière dans le poste, là
où on dort, il fait jamais nuit, on y voit toujours un peu, et quand
il sortait le bras de sa couchette je voyais sa main, et c'est drôle
mais quand tu vois tout le temps la main de quelqu'un d'aussi près,
tu finis par avoir des sentiments pour lui, ou quelque chose qui ressemble à
ça, tu vois. Voilà, c'est ce qui est arrivé avec Olmann.
(Présentation : Anne-Marie
Smith)