Hannah Musgrave, la soixantaine, s'est installée dans une ferme du Massachusetts, où elle vit de la vente des poulets qu'elle élève. Mais un jour, ses souvenirs qu'elle croyait oubliés refont surface et la poussent à retourner au Libéria, où elle a longtemps vécu avec son mari et ses trois fils. Très vite on apprend que son mari a été tué pendant la guerre civile qui a ravagé le Libéria et que ses trois fils ont disparu. Alors Hannah qui veut comprendre ses actes et qui veut que le lecteur apprenne à la connaître, va se mettre à raconter son histoire : sa jeunesse mouvementée, son engagement politique qui l'a amenée à rejoindre le Weather Underground, un mouvement révolutionnaire d'extrême-gauche : attaques à main armée, campagne terroriste contre la guerre du Vietnam, engagement contre le colonialisme et l'impérialisme américains l'ont forcée à rentrer dans la clandestinité et à quitter l'Amérique pour partir au Libéria afin d'échapper au FBI. Elle change d'identité pour commencer une nouvelle vie. Elle travaille pour un laboratoire américain qui expérimente des produits pharmaceutiques sur des chimpanzés cobayes. Elle épouse le ministre de la Santé promis à une brillante carrière politique, dont elle aura trois enfants, trois garçons.
C'est alors que Hannah se retrouve, elle, la terroriste recherchée par le FBI et obligée de vivre dans la clandestinité, femme de ministre rentrée dans le rang et faisant partie de l'élite privilégiée d'un pays : "c'était comme si ... je m'étais mise à vivre sous verre, fille-bulle à l'abri des infections du monde extérieur". C'est l'occasion pour Russell Banks d'évoquer longuement l'histoire du Libéria liée à celle de l'Amérique. Car c'est là que le roman de Russell Banks prend toute sa dimension, quand s'affrontent histoire et fiction. Parce que Russell Banks veut que la littérature soit aussi mémoire, écrive aussi l'histoire qui bien souvent est mal racontée ou déformée par les médias et certains livres. Et de nous rappeler comment, au début du XIXe siècle, les Américains blancs, inquiets de voir dans les rues de New York ou de Philadelphie un nombre toujours plus élevé de Noirs libérés, ont décidé de les renvoyer en Afrique. Et c'est ainsi qu'a été créé le Libéria, sur la côte Ouest de l'Afrique, avec bien sûr un programme de civilisation chrétienne. Mais très vite les anciens esclaves américains ont reproduit le modèle des plantations du Sud, avec maîtres et esclaves, Afro-Américains contre Africains. "Rien n'exige que la main qui tient le fouet soit blanche". Toutes les richesses du pays étaient alors exploitées par les Américains.
Et quand Hannah s'installe au Libéria, elle découvre une corruption généralisée qui va amener le pays à une terrible guerre civile : les classes dirigeantes s'enrichissent de pots de vin et de l'aide étrangère qu'elles détournent, tandis que la population vit dans une misère et des humiliations continuelles. Des émeutes naissent et se propagent et c'est un engrenage dans lequel est entraîné le pays : corruption, famine, émeute, répression, complot, classes dirigeantes liquidées, exécutions sommaires à la machette dans les rues, tragédie des enfants soldats...
De cette façon, Russell Banks met l'Amérique devant ses responsabilités, une Amérique empêtrée dans ses contradictions et ses vieux démons qu'elle ne peut oublier : l'esclavagisme, le racisme, le pillage de l'Afrique...
Et quand Hannah prend conscience, au fur et à mesure qu'elle nous livre son récit, que sa vie n'a été qu'illusion, que son rêve révolutionnaire n'était qu'utopie, que le bilan de sa vie était vide et débouchait sur une terrifiante solitude, c'est une façon pour Russell Banks de nous dire que le vieux rêve américain n'existe plus, que l'Amérique a perdu son innocence et qu'elle risque d'être submergée par une violence incontrôlable. Ce n'est pas pour rien que le roman se termine le 11 septembre 2001, "une période sombre prenait fin, une ère encore plus sombre allait commencer". Et Hannah ne peut échapper à cette prise de conscience : "J'ai constaté que l'histoire de ma vie était totalement insignifiante au regard du monde en général. Dans la nouvelle histoire de l'Amérique, la mienne n'était que celle d'une petite Américaine gâtée, et l'avait été dès le début".
(Présentation : Anne-Marie Smith)